Tabou ou le mythe du paradis perdu Africain
Dans un film magistral, Miguel Gomes réinvente l’Afrique coloniale surannée des années 60.
Exceptionnellement, Congopolis voyage un peu et part au Mozambique pour parler du très joli film du réalisateur portugais Miguel Gomes intitulé Tabou et sorti en salles le 5 décembre 2012.
Tout commence par une fable. Celle d’un explorateur d’un autre temps qui conjure la disparition de sa femme en arpentant l’Afrique et les confins du monde. Mais rien dans sa fuite ne lui permet de semer le fantôme de sa bien-aimée qui le hante un peu plus chaque instant.
Peu de traces de cette Afrique à la Savorgnan de Brazza quand le récit de Tabou démarre bel et bien. Nous voici à Lisbonne, dans un vieil immeuble abîmé où vivent deux femmes aux tempéraments opposés : Pilar discrète et serviable, bonne samaritaine d’une cinquantaine d’années qui aide de temps en temps sa vieille voisine, Aurora, emportée par ses excentricités et son goût pour les jeux d’argent.
Entre elles deux, Santa, la servante cap-verdienne d’Aurora fait le lien. Elle protège sa maitresse de ses travers et entretient farouchement les mystères qui entourent le passé de la vieille dame, que laissent imaginer ses déclarations lapidaires. « J’ai du sang sur les mains » assène Aurora au début du film.
C’est à la mort d’Aurora que ce passé troublant nous sera raconté. Par son vieil amour Ventura, qui se fait conteur pour reconstruire dans un songe l’Afrique coloniale des années 50-60, dans laquelle Aurora et lui ont vécu et se sont aimés.
« Aurora avait une ferme en Afrique, au pied du mont Tabou », commence Ventura. C’est donc bien d’une Afrique imaginaire dont il s’agît, puisqu’il n’existe de Mont Tabou, ni au Mozambique où le film a été tourné, ni ailleurs. Le réalisateur Miguel Gomes s’intéresse au mythe du paradis perdu, à l’Afrique rêvée par une jeunesse coloniale qui ignore encore qu’elle appartient au monde d’hier. Dans les jardins des villas, les jeunes portugais jouent au tennis de table, s’invitent au bord des piscines où des groupes réinterprètent des tubes rock à la sauce cha cha cha. Ventura retrace dans ce cadre exotique sa romance impossible avec Aurora, qui rappelle les grandes fresques hollywoodiennes ou les romans du 19ème. D’autant plus impossible qu’elle se joue dans leur paradis tropical fantasmé et bel et bien perdu puisqu’y affleurent les rumeurs de bouleversements politiques.
Le film Tabou ne vise ni à magnifier ni à dénoncer la période coloniale. Le réalisateur portugais Miguel Gomes explique d’ailleurs volontiers qu’il connaît peu l’Afrique mais s’intéresse à la mythologie coloniale portugaise et à celle du cinéma.
Dans Tabou, Miguel Gomes dessine en creux une poétique du décalage qu’illustre le choix audacieux du muet (avec bruitages et musique) pour la partie africaine de son film. Ce décalage c’est bien sûr celui des jeunes colons de l’époque que Gomes dépeint avec humour et tendresse, mais aussi celui qui sépare les mondes des deux Aurora : la vieille excentrique oubliée par la société dans laquelle elle vit, et la jeune héroïne hollywoodienne, protégée mais bouleversée par un drame amoureux. Ces deux mondes qui feignent de s’ignorer sont bien sûr indéfectiblement liés par la figure d'Aurora, mais aussi comme dans la fable initiale par les mythes et les fantômes auxquels il semble impossible d’échapper.