Dans son livre Qu'on nous laisse combattre et la guerre finira, Justine Brabant interroge les combattants d’un conflit qui n’en finit pas à l’est de la République Démocratique du Congo. La journaliste et chercheuse ne veut rien excuser mais comprendre. Son texte est précieux car comme l’ont montré nombre d’historiens et d'anthropologues, il est extrêmement difficile de saisir la guerre à hauteur d’homme, tant les violences sont refoulées, dissimulées, exorcisées. Bien sûr, les chefs rebelles qui s’expriment dans son ouvrage se donnent le beau rôle. Celui de patriotes, qui ont tout fait pour éviter à leur pays les invasions de l’étranger. Mais leurs itinéraires sont passionnants et l’analyse qu’en tire Justine Brabant ouvre de nombreuses pistes sur lesquelles elle a accepté de revenir avec L’Afrique des Idées.
La RDC, ni en guerre, ni en paix
L’Est de la RDC est aujourd’hui dans cette situation paradoxale où il
n’est ni tout à fait en guerre ni tout à fait en paix, malgré la
transition politique de 2003 qui a mis fin officiellement à la deuxième
guerre du Congo. Justine Brabant explique qu’il n’y a plus de guerre de
position ou de conquête comme celle qui a permis en 1996 à
Laurent-Désiré Kabila d’aller jusqu’à Kinshasa depuis l’est pour
s’emparer du pouvoir. Mais il reste aujourd’hui "des îlots de pouvoir
contrôlés par une myriade de groupes armés, avec des accrochages très
réguliers et parfois meurtriers". La journaliste parle "d’états de
guerre" ou "d’états de violence", un concept utilisé par le philosophe
Frédéric Gros pour désigner ces formes inédites de conflits de longue
durée qui échappent au cadre de la guerre classique.
Fin 2015, le Groupe d’études sur le Congo a répertorié et cartographié
soixante-dix groupes armés encore actifs dans les provinces du
Nord-Kivu et du Sud-Kivu. "Un groupe armé c’est un chef, un groupe de
combattants qui va d’une dizaine à plusieurs centaines de membres, une
identification et une revendication en tant que groupe", explique
Christoph Vogel, l’un des auteurs de cette enquête. Chercheur à
l’Université de Zurich, il conteste la terminologie "post-conflit"
utilisée notamment dans les milieux diplomatiques pour définir la
situation en RDC. Lui parle d’une alternance entre conflit de basse
intensité et vagues de violences, une situation qui plonge les civils
dans une insécurité permanente aussi bien réelle que perçue. Elle les
empêche de faire des projets de long terme sur le plan personnel et
professionnel, ce qui contribue in fine à la perpétuation de
l’instabilité dans la région. Pour Justine Brabant, le Congo n’a "jamais
été en paix depuis vingt ans".
Pas une simple guerre de minerais
Cette guerre est "mal regardée", dénonce également la journaliste. La
dimension politique du conflit est souvent escamotée. Il est présenté
comme une simple lutte pour l'appropriation des ressources minières de
la région, entre mercenaires assoiffés de sang et d’argent. Ces minerais
comme le coltan sont bien sûr "des facteurs de perpétuation du
conflit", mais "ils n’en sont pas le déclencheur sinon tous les pays qui
en regorgent seraient en guerre", insiste-t-elle. Même appréciation de
Christoph Vogel qui souligne que l’exploitation artisanale des
ressources minières commence avant la guerre, au milieu des années 1980,
quand le Maréchal Mobutu la légalise dans un contexte de grave crise
économique.
Selon Vogel, il est d’ailleurs quasiment impossible de trouver des
mouvements rebelles dont la création procède directement d’une stratégie
d'accaparement des ressources, à de rares exceptions près, comme le
groupe NDC du chef rebelle Shéka, un ancien négociant en minerais. En
général, les richesses du sous-sol congolais sont une source avec
d’autres de refinancement des opérations militaires, alors que
l’économie locale a été profondément déstabilisée. L’agriculture
notamment, qui jouait un rôle fondamental dans la région, devient
extrêmement difficile dans un contexte de conflit. Les populations sont
contraintes de se tourner vers des activités mobiles et de court terme,
délocalisables dès que les combats reprennent, comme l'exploitation
artisanale des mines… La relation de causalité minerais-guerre est donc
inversée.
Plus pertinente, la grille de lecture politique s’articule autour de
deux axes. Le rapport de l’est de la RDC avec le pouvoir central d’une
part, et de l’autre, les rivalités entre États au niveau régional, avec
comme point de départ la tension entre le Congo et le Rwanda après le
génocide rwandais de 1994. Car c’est un des facteurs fondamentaux du
déclenchement de la guerre à partir de 1996. Le Rwanda, qui considère
que l’est de la RDC accueille sciemment d’anciens génocidaires, pilote
des opérations dans la région, aussitôt interprétées par les Congolais
comme des invasions. Puis des groupes armés se forment, soutenus un
temps par Kinshasa car ils jouent le rôle d’une armée de substitution
face aux velléités rwandaises. Avant que les tensions ne reprennent
entre ces groupes armés et le pouvoir central congolais…
Armée et rebelles, les mots piégés
Justine Brabant pousse aussi à repenser la dualité factice entre
militaires et rebelles, en insistant sur les allers-retours permanents
entre armée et groupes dissidents."Pour
rencontrer des chefs insurgés, il m’est arrivé fréquemment de passer
par leurs anciens camarades du maquis qui sont dans l’armée congolaise,
en allant très officiellement faire une demande à l’état-major
provincial", témoigne-t-elle. Ces frontières poreuses s’expliquent par
la relation ambiguë entre les groupes armés et Kinshasa qui, on l’a vu,
est passée du soutien tacite à la défiance envers ces mouvements. Mais
aussi par le mécanisme mis en place pour tenter de rétablir la paix: un
système d'intégration des anciens rebelles à l’armée. Le processus crée
son lot de frustration et de jalousie. Certains héritent d’un grade plus
ou moins factice, sans le poste stratégique et la rémunération qui vont
avec… De quoi reprendre le maquis en attendant mieux.
La journaliste prend l’exemple d’un chef rebelle, qui paraît plutôt favorable à une intégration dans l’armée, mais exige une bien meilleure proposition du gouvernement. Dans l’intervalle, il reste dans le maquis et "envoie quand même de temps en temps une petite roquette sur les positions militaires congolaises…" La stratégie du gouvernement a toutefois évolué depuis deux ans, remarque Christoph Vogel. Les autorités, par crainte d’une fragmentation de l’armée, ont stoppé cette dynamique de récompenses en échange de l’arrêt des combats. Mais comme sa collègue française, le chercheur allemand constate lui aussi sur le terrain qu’il n’y a pas nécessairement d’animosité entre armée et groupes rebelles, avec même parfois une forme de respect pour les engagements "patriotes" ou le courage des uns et des autres.
Des générations dans la guerre
Des combattants maï-maï dans le Sud-Kivu/Justine Brabant |
"Les idéologies de départ des groupes rebelles Mayi Mayi sont plus
lointaines. Les repères se brouillent et se superposent aux biographies
personnelles", abonde Christoph Vogel. Disparaissent aussi des chefs
emblématiques ou des autorités coutumières qui avaient un ascendant sur
leurs troupes et jouaient un rôle de référence pour des combattants dont
les revendications se fragmentent. Justine Brabant décrit Mzee Zabuloni
comme l’emblème d’une génération qui, en 1996, a eu l’impression de
faire face à une série d’invasions rwandaises contre lesquelles il
fallait se battre. Son fils appartient lui à une génération "probablement plus consciente de ce que la guerre peut apporter en
termes de reconnaissances sociales ou de postes politiques et militaires
à la suite d’accords de paix. Ca ne veut pas dire que cette génération
soit plus cynique ou plus opportuniste, mais simplement que ce sont des
gens qui ont grandi avec la guerre, la connaissent bien, et qui savent
ce qu’elle peut apporter dans une vie".
Comment parler du conflit ?
La guerre du Congo est complexe, avec au plus fort des combats près de
dix pays africains impliqués et plusieurs dizaines de groupes armés. Son
traitement médiatique est épisodique et les connaissances du grand
public très parcellaires. Pour autant, cette guerre n’est pas oubliée,
affirme Justine Brabant. Au début des années 2000, elle a été plus
suivie que les guerres civiles du Libéria, estime-t-elle. Plus de 200
ONG sont encore présentes sur le terrain et la MONUSCO, la plus vaste
opération de maintien de la paix de l’ONU, est sur place avec un budget
qui dépasse le milliard de dollars. Mais le conflit a été réduit à une
sordide trilogie: minerais – enfants-soldats – viols, des thèmes à
l’impact médiatique extrêmement fort et utilisés dans les campagnes
humanitaires pour mobiliser des fonds.
Bien sûr, cette triade infernale a sa triste et douloureuse part de
vérité. Mais elle a enfermé le conflit dans un cliché complètement figé
de l’Afrique. En 2010, l’envoyée spéciale de l’ONU pour les violences
faites aux femmes, la Suédoise Margot Wallström a même qualifié la RDC
de "capitale mondiale du viol". "Cette rhétorique est euro-centrée",
dénonce Christoph Vogel, "elle est stigmatisante et renvoie les
Africains à une forme de sauvagerie, en oubliant par exemple que le viol
pouvait aussi être une des armes de la domination coloniale".
Ce discours a également des effets contre-productifs. Justine Brabant
prend l’exemple des cas de fistules, une lésion des organes génitaux des
femmes, qui peut être causée par des actes de violences sexuelles, mais
aussi par un accouchement dans des conditions difficiles. Sur le
terrain, certaines femmes qui souffrent de fistules sans avoir été
violées sont amenées à se déclarer victimes de violences sexuelles pour
pouvoir avoir accès aux soins et aux hôpitaux que les campagnes contre
le viol financent. Dans le livre, des responsables d’ONG reconnaissent
aussi gonfler leurs chiffres pour obtenir des fonds. Bien sûr, puisque
le but est bien de trouver les moyens d’aider les populations civiles,
on peut juger que ces situations ne sont finalement pas si graves, mais
elles posent question.
Reste enfin le bilan de cette guerre. Il n’y a à ce jour aucune évaluation fiable du nombre de victimes de ce conflit. Il a probablement fait plusieurs millions de morts, estime Justine Brabant, qui conteste toutefois le chiffre de sept ou huit millions avancé par certains journalistes pour réveiller l’opinion publique. "C’est une extrapolation d’extrapolation. Cette querelle de chiffres c’est le résultat d’un système médiatique et politique où pour pouvoir mobiliser les gens, il faut être capable de chiffrer la souffrance", regrette-t-elle. Cette guerre du Congo reste probablement la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale et l’un des conflits le plus terribles de notre époque. Cela devrait suffire à tout faire pour y mettre fin.
Pour aller plus loin: “Qu’on nous laisse combattre et la guerre finira”, avec les combattants du Kivu, Justine Brabant, Ed. La Découverte.