C’est quasiment un travail archéologique que mènent depuis une dizaine d’années l’historien Jacob Tatsitsa et les journalistes Thomas Deltombe et Manuel Domergue. Déterrer de l’oubli la guerre du Cameroun, un conflit colonial et une guerre civile d’une rare violence, que l’Etat français et le régime camerounais ont sciemment passés sous silence.
C’est pourtant “une petite guerre d’Algérie”, selon l’expression d’un responsable français de l’époque, cité dans leur livre La Guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique paru tout récemment aux éditions de La Découverte.
“Leur travail bat en brèche un cliché qui a curieusement encore cours : celui d’une décolonisation relativement tranquille en Afrique subsaharienne, contrairement à ailleurs. Le Cameroun prouve que c’est totalement faux”, témoigne l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la décolonisation.
“La France a bien connu trois guerres coloniales, l’Indochine,
l’Algérie et celle du Cameroun, qui reste complètement taboue. Avec la
volonté des militaires français de redorer le blason de l’armée après
l’échec indochinois”, souligne-t-il encore.
Le conflit qui démarre est d’abord la répression d’un mouvement
indépendantiste à l’influence grandissante, l’Union des populations du
Cameroun (UPC), créée en 1948. Ancienne colonie allemande, le Cameroun
est à l’époque sous la tutelle des Nations Unies. L’administration en
est confiée à la France pour 85% du territoire et à la Grande-Bretagne
pour les 15% restants.
Paniquées par les mots d’ordre de l’UPC et son inspiration marxiste –
dans le contexte de la guerre froide – les autorités françaises font
tout pour contrer le succès croissant du mouvement jusqu’à l’interdire
en juillet 1955, après une série d’émeutes et de violents affrontements.
“Pacification”
Fin 56, l’UPC entre dans la lutte armée. La France lance elle une
opération “de pacification” en Sanaga Maritime, une région de l’Ouest
camerounais où se concentrent les principaux foyers insurrectionnels.
La lutte est aussi psychologique, avec des dirigeants français acquis
aux méthodes contre-subversives en vogue, la doctrine de guerre
révolutionnaire (DGR) qui vise à discréditer l’adversaire chez les
civils, à les “immuniser” contre le “communisme” et la “subversion
upéciste”. Dans une circulaire de février 55, le haut-commissaire Roland
Pré prône une “propagande de combat”, afin que la “masse à qui elle
s’adresse puisse avoir l’illusion de penser par elle-même”.
"Zone de pacification" de la Sanaga Maritime, 27 mai 1957 |
Le conflit s’installe, le leader de l’UPC Ruben Um Nyobè est éliminé le
13 septembre 1958 lors d’une
expédition de soldats tchadiens et
camerounais, encadrés par des militaires français.
Le 1er janvier 1960, l’indépendance négociée par la France n’est que de
façade selon les auteurs, avec un régime acquis à Paris. Le 13 octobre,
un autre leader de l’UPC, Félix Moumié, est empoisonné à Genève par un
agent des services secrets français qui se fait passer pour un
journaliste. Moumié meurt trois semaines plus tard.
La guerre se poursuit et monte encore en intensité dans la région
Bamiléké, dans l’Ouest du pays, entre les maquisards et le régime du
nouveau président Ahmadou Ahidjo, soutenu militairement par les
Français. Raids aériens, usages systématiques de la torture, des
militaires français assistent et participent à des opérations qui font
froid dans le dos. Le sergent-chef Max Bardet survole en hélicoptère ce qu’il appelle des
“massacres contrôlés”, évoque des jets de “grenades à phosphore” sur les
maquisards en fuite ou la pratique du “bennage” pour jeter à la rivière
les gens fraîchement tués.
Ces violences ont pourtant lieu dans l’indifférence médiatique. Le
conflit est oblitéré par la guerre d’Algérie qui a lieu au même moment
et monopolise l’attention. Il n’y a pas d’appelés comme en Algérie, les
officiers français sont relativement peu nombreux et les combats,
éparpillés dans le temps et dans l’espace, sont en quelque sorte sous
traités. Avant l’indépendance, les Français sollicitent des contingents
africains notamment tchadiens. Après, c’est le régime camerounais et son
armée qui sont à la manœuvre.
Se mêlent d’ailleurs au combat contre les insurgés de multiples enjeux
locaux, des luttes de pouvoir, des conflits pour l’appropriation des
terres, des rivalités entre chefs traditionnels et militants de
nouvelles générations ou des tensions d’ordre ethnique.
“Une approche un peu franco centrée”
C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire aux auteurs depuis leur premier livre Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971)
paru dès 2011 : présenter le conflit comme une “guerre totale”
intégralement pilotée par Paris et sous-estimer les dynamiques
proprement camerounaises qui échappent en partie aux dirigeants
français.
“C’est tout à fait compréhensible, mais c’est une approche un peu
franco centrée”, constate ainsi l’historien camerounais Yves Mintoogue,
tout en soulignant la somme d’archives et de témoignages collectés par
les trois auteurs. “Beaucoup d’acteurs camerounais ont utilisé le conflit colonial pour se
repositionner au niveau local et jouer leurs propres cartes. C’est une
association de malfaiteurs où les élites camerounaises avaient leurs
intérêts”, explique-t-il.
Pour Thomas Deltombe, si la question est
légitime, il y a pourtant “un piège à vouloir décrire les acteurs
camerounais officiels, Ahidjo et son régime en particulier comme des
acteurs libres de leurs mouvements et de leurs fonctionnements. Nous, on considère qu’il ne faut pas oublier les enjeux de domination
coloniale et néocoloniale. Il faut faire attention de ne pas considérer
qu’Ahidjo et De Gaulle discutent sur un pied d’égalité, c’est
archi-faux”.
“Pure invention”
Reste que les autorités françaises ne facilitent pas le travail des
historiens. En 2011, le premier ministre François Fillon a tout
simplement qualifié de “pure invention” l’assassinat de responsables
nationalistes camerounais par la France.
En juillet 2015, François Hollande a finalement reconnu des “épisodes
extrêmement tourmentés et tragiques puisqu’après l’indépendance il y a
eu une répression en Sanaga Maritime et au pays Bamiléké” et il s’est
dit favorable à ce que ”les livres d’histoire puissent être ouverts et
les archives aussi”.*
Thomas Deltombe réclame lui “une reconnaissance claire, précise, si
possible solennelle et un peu digne des autorités françaises”, et des
mesures concrètes comme le déblocage de fonds pour rendre les archives
accessibles aux historiens camerounais et étrangers. Il pose aussi la question polémique de réparations financières pour les
victimes du conflit puisque “tout crime doit être sanctionné, et ces
sanctions souvent c’est de l’argent”.
“C’est le sujet le plus casse gueule en histoire”, considère pour sa
part l’historien Pascal Blanchard. “Les historiens sont très mauvais sur
le sujet. Puisqu’il est question d’argent, qui va faire le tri pour
savoir qui va toucher quoi, comment le faire… Selon moi, la seule
réparation qui vaille c’est de remettre l’histoire à l’endroit, une
histoire au plus juste pour les enfants camerounais et français”.
Pour aller plus loin, La guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, octobre 2016 La Découverte.