Article publié initialement sur le site de l'Afrique des idées et disponible ici
Ici un contrat obscur et ses acronymes barbares, là des comptes offshores et leurs circuits financiers opaques… Il faut une sacrée dose de patience et de ténacité pour percer les mystères de l’argent du pétrole au Congo-Brazzaville, ce que tentent de faire depuis des années Brice Mackosso et Christian Mounzeo.
Les deux hommes coordonnent la plateforme “Publiez ce que vous payez” dans ce petit pays d’Afrique centrale. Leur mot d’ordre est aussi simple que la tâche compliquée: exiger la transparence sur les revenus tirés du pétrole, la principale ressource du Congo qui représente 90% de ses exportations et plus de 75% de ses recettes publiques.
Dans leur viseur ces derniers mois ? La taxe maritime, un étrange impôt perçu par la SOCOTRAM, la société congolaise des transports maritimes, dirigée par Wilfrid Nguesso, un neveu du chef de l’Etat, Denis Sassou Nguesso.
Cette taxe maritime, “c’est juste un artifice juridique pour ponctionner sur les fonds publics et utiliser cet argent au bénéfice de la famille”, tranche Brice Mackosso.
Lorsque cette taxe est créée en 1997, les compagnies pétrolières estiment ne pas avoir à la payer, en vertu d’un principe de stabilité fiscale qu’elles ont négocié avec le gouvernement. Un montage est donc mis en place. Ce sont les armateurs de navires qui vont verser cet impôt à la SOCOTRAM. Puis ces armateurs se feront rembourser par les compagnies pétrolières, qui pourront à leur tour obtenir un remboursement (indirect) de l’Etat congolais en déduisant cette taxe de leurs coûts pétroliers.
Bref, c’est une taxe que l’Etat congolais paye finalement lui-même, une bizarrerie. Avec surtout un grand point d’interrogation dès le départ. Où va l’argent perçu par la SOCOTRAM?
“La taxe maritime n’a jamais été reversée au Trésor Public. Pendant vingt ans, cet argent n’a été utilisé que par la SOCOTRAM et il n’y a que la SOCOTRAM qui sait comment il a été utilisé”, affirme le militant de la société civile, qui a tiré la sonnette d’alarme.
Le 9 mars, Wilfrid Nguesso a finalement été mis en examen par la justice française pour « blanchiment de détournements de fonds publics », dans le cadre de l’enquête dite des “biens mal acquis”, un long feuilleton où le Congo joue les premiers rôles. Dans cette affaire, les dirigeants du Congo-Brazzaville, mais aussi de plusieurs autres pays pétroliers comme la Guinée équatoriale ou le Gabon, sont soupçonnés d’avoir détourné de l’argent public pour acquérir de luxueux biens privés: hôtels particuliers, belles voitures…
Coïncidence ou non, quelques jours après cette mise en examen, le premier ministre congolais Clément Mouamba a annoncé la suspension de la collecte de la taxe maritime. Une victoire pour Publiez ce que vous payez Congo qui regrette néanmoins que dans toute cette affaire les compagnies pétrolières françaises (Total) ou italienne (Eni Congo) n’aient pas réagi d’elles-mêmes. Selon Brice Mackosso, elles “savaient que cet argent n’allait pas au Trésor Public”.
Outre cette taxe maritime, les dossiers sont nombreux sur le bureau de Publiez ce que vous payez. Il y a notamment ces interrogations autour des contrats gaziers noués entre les Italiens d’Eni Congo et le gouvernement congolais à Pointe-Noire, la capitale pétrolière et économique du pays. Brice Mackosso est intrigué par les termes de cet accord “vraiment très avantageux pour Eni”.
L’ONG voudrait aussi en savoir plus sur les contrats commerciaux passés entre le Congo et la Chine. Selon elle, avec l’argent du pétrole, le gouvernement congolais provisionne un compte à la « Export-Import Bank of China » dans le cadre d'un remboursement de projets d'infrastructures. Cependant, “l’opinion publique demeure ignorante des projets d’infrastructures dont il s’agit. De même, on ne sait pas combien la Chine a investi”, déplore Publiez ce que vous payez.
En creux, l’organisation semble redouter que les dirigeants congolais, échaudés par l’affaire des biens mal acquis, tentent de mettre en place de nouveaux circuits financiers sur le sol chinois, où l’argent sera plus difficile à rapatrier. Face à toutes ces questions, l’ONG agit avec des moyens limités et le soutien de bonnes volontés comme ce “retraité du ministère des hydrocarbures” qui planche sur les contrats litigieux.
Travailler sur ce genre de questions ne va pas sans risque. “Je connais les limites”, témoigne ainsi Brice Mackosso. “Si je veux rester au Congo, ça ne sert pas que j’aille au suicide, c’est clair. Cela crée parfois de l’incompréhension avec la diaspora ou la presse étrangère. Mais je préfère rester au Congo et continuer à faire la politique des petits pas”.
La coordination internationale est donc cruciale. Publiez ce que vous payez est d’ailleurs un consortium de nombreuses ONG à travers le monde. Il y a quelques semaines, c’est la compagnie Shell qui a été pointée du doigt au Nigeria.
Deux ONG, Global Witness et Finance Uncovered, ont accusé l’entreprise pétrolière anglo-néerlandaise d’avoir sciemment financé la corruption lors du versement de plus d’un milliard de dollars sur un compte au Royaume-Uni afin de décrocher un contrat pétrolier.
Pour appuyer leur démonstration, les deux organisations citent des mails de dirigeants de Shell qui montrent qu’ils étaient au courant qu’une partie de l’argent allait être reversée à des intermédiaires afin de les remercier de l’obtention de ce contrat au Nigeria. https://www.globalwitness.org/fr/campaigns/oil-gas-and-mining/shell-knew/
Congopolis
Quelques mots du Congo-Brazza
mardi 4 juillet 2017
jeudi 30 mars 2017
Le désert, le silence... Le retour des Tinariwen, bluesmen du Sahara
Congopolis fait un détour par le Sahara, après une rencontre avec les Tinariwen, en tournée en France et aux Etats-Unis. Article réalisé pour l'AFP.
"Nous sommes du désert, habitués à l'espace et au silence. Le désert, ça porte chance pour trouver une bonne inspiration et pour composer", résume Abdallah, guitariste des Tinariwen, les porte-drapeaux de la culture touareg, en tournée avec leur nouvel album Elwan.
Leur musique, un blues habité et profond, mêle le son ravageur de guitares électriques aux chants traditionnels du Sahara. En 30 ans de carrière, ils ont joué partout ou presque et sont devenus un symbole pour leur peuple installé entre le Sud de l'Algérie et le Nord-Mali.
"Tinariwen, c'est le meilleur ambassadeur du Sahara à l'étranger. Même s'ils défendent leur identité et la langue tamasheq, leur musique parle à toutes les communautés de la région, les Toubous, les Songhaïs, les Peuls", souligne le journaliste Arnaud Contreras, auteur de "Sahara Rocks!".
En février, le groupe a sorti son huitième album "Elwan", enregistré en exil comme le précédent "Emmaar". Il aurait été trop dangereux de le faire chez eux, notamment à Kidal (nord du Mali) où sévissent encore trafiquants et jihadistes.
"Elwan" signifie "éléphants" et désigne "ces hommes qui écrasent tout chez nous, qui veulent être les plus forts", explique Abdallah. "On ne peut pas amener les ingénieurs du son occidentaux sur place à cause de l'insécurité", regrette le guitariste de 50 ans.
Les Tinariwen ont donc choisi d'autres "Tenere" - déserts en tamasheq, un mot qui revient en boucle dans l'album - pour graver leurs 13 morceaux: le parc de Joshua Tree en Californie et une oasis dans le sud du Maroc.
"Une communauté rassemblée"
Il en ressort un album nostalgique et comme souvent militant. Dans "Ittus" ("Notre objectif"), une complainte dépouillée et émouvante, une voix abîmée s'interroge: "Quel est notre objectif? C'est que notre communauté soit rassemblée. Un jour, on va voir le drapeau tamasheq sur notre territoire".
Certains membres des Tinariwen ont participé à la rébellion touareg dans les années 90. Formés dans les camps libyens de l'ancien dictateur Mouammar Kadhafi, ils ont pris les armes contre l'Etat malien pour revendiquer leurs droits. Après l'accord de 1996 avec le gouvernement malien, les riffs de guitare ont définitivement pris le dessus sur la kalachnikov.
Sans renoncer "à une forme de combat", considère Abdallah. "On a appris à faire de la musique quand on était militaires. On jouait beaucoup de chansons de la résistance", se souvient-il de sa voix posée, tout en bâillant un peu, épuisé par les sollicitations et la tournée qui s'annonce en France et aux Etats-Unis.
"Ici il y a beaucoup de voyages, de fatigues, de rendez-vous, des ambassades, beaucoup de contrôles. Beaucoup de gens de chez nous ont du mal avec les grandes villes", explique le compositeur à la fine moustache.
La relève, plus jeune
Avant les concerts à Paris, Marne-la-Vallée (24 mars), Calais (26 mars) ou Los Angeles (31 mars) ou Montréal (13 avril), lui et les siens se sont installés dans un appartement de Montreuil, près de Paris, au calme, dans une semi-pénombre.
Les habits y sont décontractés et on écoute de la musique pour patienter. Sur scène, ils revêtiront leurs tenues traditionnelles, les longs chèches destinés habituellement à protéger les visages du soleil et du sable.
En attendant, leur musique poursuit son voyage, parfois réappropriée par des groupes étrangers comme les Californiens de Fool's Gold, dont les boucles de guitares font écho à celles de leurs lointains voisins.
Au Sahara, quelques formations, plus jeunes, ont pris la relève comme Tamikrest. Et on peut croiser les chansons de Tinariwen de manière inattendue.
En plein reportage dans un camp de réfugiés au Niger, à Tillaberi, Arnaud Contreras était tombé sur un remix d'un de leurs morceaux, sur le téléphone portable d'une petite bande de jeunes. "Tinariwen, c'est un groupe très important pour les Touaregs. C'est la rébellion, quoi... On écoute aussi Terakaft, Tamikrest. C'est le son qui amène tout. La nostalgie. Si tu as des soucis, tu l'écoutes, ça va", lui avaient-ils raconté.
"Nous sommes du désert, habitués à l'espace et au silence. Le désert, ça porte chance pour trouver une bonne inspiration et pour composer", résume Abdallah, guitariste des Tinariwen, les porte-drapeaux de la culture touareg, en tournée avec leur nouvel album Elwan.
Leur musique, un blues habité et profond, mêle le son ravageur de guitares électriques aux chants traditionnels du Sahara. En 30 ans de carrière, ils ont joué partout ou presque et sont devenus un symbole pour leur peuple installé entre le Sud de l'Algérie et le Nord-Mali.
"Tinariwen, c'est le meilleur ambassadeur du Sahara à l'étranger. Même s'ils défendent leur identité et la langue tamasheq, leur musique parle à toutes les communautés de la région, les Toubous, les Songhaïs, les Peuls", souligne le journaliste Arnaud Contreras, auteur de "Sahara Rocks!".
En février, le groupe a sorti son huitième album "Elwan", enregistré en exil comme le précédent "Emmaar". Il aurait été trop dangereux de le faire chez eux, notamment à Kidal (nord du Mali) où sévissent encore trafiquants et jihadistes.
"Elwan" signifie "éléphants" et désigne "ces hommes qui écrasent tout chez nous, qui veulent être les plus forts", explique Abdallah. "On ne peut pas amener les ingénieurs du son occidentaux sur place à cause de l'insécurité", regrette le guitariste de 50 ans.
Les Tinariwen ont donc choisi d'autres "Tenere" - déserts en tamasheq, un mot qui revient en boucle dans l'album - pour graver leurs 13 morceaux: le parc de Joshua Tree en Californie et une oasis dans le sud du Maroc.
"Une communauté rassemblée"
Il en ressort un album nostalgique et comme souvent militant. Dans "Ittus" ("Notre objectif"), une complainte dépouillée et émouvante, une voix abîmée s'interroge: "Quel est notre objectif? C'est que notre communauté soit rassemblée. Un jour, on va voir le drapeau tamasheq sur notre territoire".
Certains membres des Tinariwen ont participé à la rébellion touareg dans les années 90. Formés dans les camps libyens de l'ancien dictateur Mouammar Kadhafi, ils ont pris les armes contre l'Etat malien pour revendiquer leurs droits. Après l'accord de 1996 avec le gouvernement malien, les riffs de guitare ont définitivement pris le dessus sur la kalachnikov.
Sans renoncer "à une forme de combat", considère Abdallah. "On a appris à faire de la musique quand on était militaires. On jouait beaucoup de chansons de la résistance", se souvient-il de sa voix posée, tout en bâillant un peu, épuisé par les sollicitations et la tournée qui s'annonce en France et aux Etats-Unis.
"Ici il y a beaucoup de voyages, de fatigues, de rendez-vous, des ambassades, beaucoup de contrôles. Beaucoup de gens de chez nous ont du mal avec les grandes villes", explique le compositeur à la fine moustache.
La relève, plus jeune
Avant les concerts à Paris, Marne-la-Vallée (24 mars), Calais (26 mars) ou Los Angeles (31 mars) ou Montréal (13 avril), lui et les siens se sont installés dans un appartement de Montreuil, près de Paris, au calme, dans une semi-pénombre.
Les habits y sont décontractés et on écoute de la musique pour patienter. Sur scène, ils revêtiront leurs tenues traditionnelles, les longs chèches destinés habituellement à protéger les visages du soleil et du sable.
En attendant, leur musique poursuit son voyage, parfois réappropriée par des groupes étrangers comme les Californiens de Fool's Gold, dont les boucles de guitares font écho à celles de leurs lointains voisins.
Au Sahara, quelques formations, plus jeunes, ont pris la relève comme Tamikrest. Et on peut croiser les chansons de Tinariwen de manière inattendue.
En plein reportage dans un camp de réfugiés au Niger, à Tillaberi, Arnaud Contreras était tombé sur un remix d'un de leurs morceaux, sur le téléphone portable d'une petite bande de jeunes. "Tinariwen, c'est un groupe très important pour les Touaregs. C'est la rébellion, quoi... On écoute aussi Terakaft, Tamikrest. C'est le son qui amène tout. La nostalgie. Si tu as des soucis, tu l'écoutes, ça va", lui avaient-ils raconté.
lundi 13 mars 2017
"Il y a une lame de fond de la société civile africaine"
Article paru initialement sur le site de l'Afrique des idées et disponible ici
L'alternance est-elle la mère de toutes les batailles sur le continent africain ? “Tournons la page”, c’est en tout cas le mot d’ordre d’une campagne de la société civile qui intervient dans sept pays africains – Congo-Brazzaville, RDC, Gabon, Tchad, Niger, Burundi et Cameroun – afin de dénoncer les potentats africains.
Ce groupement d’associations a notamment appelé au boycott de la Coupe d’Afrique des Nations après la réélection controversée d’Ali Bongo au Gabon. Laurent Duarte, l’un des coordinateurs de ce mouvement, explique cette démarche.
Pourquoi faut-il “tourner la page” en Afrique ?
Dans de nombreux pays africains, notamment francophones, des familles pour certaines au pouvoir depuis cinquante ans confisquent l’avenir politique de la jeunesse. Plus de 85% des Gabonais ou des Togolais n’ont connu qu’une famille au pouvoir. Nous, on considère que le développement c’est un développement inclusif, total, que parmi cela il n’y a pas simplement la croissance économique mais également l’apaisement politique. Il faut tourner la page des dictatures bien entendu, mais aussi écrire une nouvelle page de paix et de stabilité dans ces pays.
N’est-il pas réducteur de demander un changement à la tête du pays si c’est tout le système qui est vicié ? Qui nous dit que la situation ne va pas rester la même avec un nouveau dirigeant ?
L’alternance démocratique, ce n’est qu’une porte d’entrée. Après, elle est décisive car elle ouvre les champs des possibles. Sans le départ de ces gouvernants, il ne peut y avoir de changements durables. Bien entendu, notre travail au quotidien ne se limite pas à dire qu’Ali Bongo doit être renversé par Jean Ping, Faure Gnassingbé par Jean-Pierre Fabre ou que sais-je encore… L’idée, ce n’est pas simplement un changement de tête. C’est pour ça que notre dernier rapport concerne la fiscalité. Car il ne peut pas y avoir de démocratie sans justice fiscale. En même temps, quand on est un militant de la société civile, il est intéressant d’accompagner les coups de projecteurs médiatiques qu’il peut y avoir sur l’Afrique, notamment pendant les élections qui sont un moment décisif. Bien sûr, le combat ne se réduit pas à ça. Quand bien même on arrive à faire tomber les dictatures, on n’aura pas réglé les problèmes de corruption ou de développement.
La vague d’alternances qui a pu avoir lieu en Afrique de l’Ouest vous fait-elle dire qu’on est à un moment charnière ?
Complètement. Entre 2015 et 2017, environ trente pays africains ont connu ou vont connaître des élections présidentielles. A première vue, on peut dire que ça n’a pas marché partout. En Afrique de l’Ouest, ça avance même s’il reste le Togo qui est l’exception qui confirme la règle. On concentre nos efforts sur l’Afrique Centrale, qui est le nœud dictatorial en Afrique et le nœud des Etats rentiers. Le lien entre dictature et rentes n’est d’ailleurs pas anodin. On sent qu’il y a une lame de fond dans la société civile. Si ce n’est pas pour demain, ce sera pour après-demain. En RDC, depuis 2006 il y a une montée en puissance des mouvements citoyens qui est indéniable. Au Gabon, qui aurait cru que l’archétype du gouvernement “françafricain” aurait pu vaciller comme ça aussi fortement ? Qui aurait pu croire qu’au Tchad, Idriss Déby allait devoir enfermer ses opposants de la société civile les plus importants pour réussir son coup de force électoral ? Pour nous il y a des avancées, même si bien sûr ce n’est pas linéaire.
Quelles sont les situations qui vous inquiètent le plus aujourd’hui ?
Il y a inquiétude et importance, ce sont deux choses différentes. Clairement, le Burundi est dans une situation qui nous effraie. La FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme), qui est membre de notre réseau, a tiré la sonnette d’alarme avec un rapport sur les dynamiques génocidaires à la tête de l’Etat. Les membres de notre campagne travaillent en exil depuis Kigali, ils ne peuvent plus travailler sur place. Cela montre la dureté du régime. En termes d’inquiétude il y a bien sûr le Tchad où Idriss Déby fait face à une grogne sociale. On connaît sa capacité à décapiter la société civile en emprisonnant ses opposants, voire en passant parfois à l’acte. Et puis le Cameroun qui depuis quelques semaines montre qu’on n’est pas seulement dans une dictature “soft” comme on a tendance à présenter le régime de Paul Biya, et où quand il s’agit de réprimer, Biya est aussi doué malheureusement que ses collègues de Brazzaville ou de N'Djamena. Après, en termes d’importance politique, il y a deux pays qui vont être au cœur de notre travail dans les deux prochaines années. C’est la RDC bien sûr parce que c’est un pays continent et décisif. Nous croyons à l’effet domino en Afrique Centrale. Lorsqu'il y en a un qui aura basculé, ça fera un précédent. On espère que Kabila partira dans un climat apaisé et avec un vote respecté. L’autre c’est le Cameroun en 2018, il va y avoir toutes les élections locales et présidentielles, on sent bien qu’il y a une tension sociale qui est énorme et qu’on est face à un régime à bout de souffle.
Le risque de votre discours n’est-il pas d’entretenir une confusion entre mouvement de la société civile et opposition ?
On a toujours été très clair. Il n’y a aucun mouvement politique dans notre organisation. On est opposé à des dictatures, c’est certain, mais nous ne sommes pas des opposants politiques. C’est complètement différent. On ne peut pas nous accuser d'être complaisant à l’égard de quelconque opposant que ce soit. Si je prends le cas de Jean Ping au Gabon, notre position, qui est incarnée par Marc Ona Essangui sur place, est très claire. Aujourd’hui, Jean Ping est le président élu dans les urnes aux dernières élections comme le montrent les rapports de l’Union Européenne. Néanmoins, si demain il arrive au pouvoir et qu’il fait les mêmes choses qu’Ali Bongo – et on a des craintes potentielles vu d’où il vient – il nous trouvera sur son chemin.
Pendant la Coupe d’Afrique des Nations, vous avez appelé au boycott de la compétition au Gabon. Dans un de vos communiqués, il y a même eu pendant un moment un appel au sabotage. Ce type d’actions font-elles partie de votre registre ?
Il y a eu véritablement un couac, ça arrive dans un mouvement de la société civile qui réunit 200 associations. Nous, on était contre le sabotage. Cela a été ajouté par une association qui a cosigné l’article. On n’a pas été assez ferme dans la relecture. Nous étions vraiment sur du boycott. Sabotage ça fait penser à des attaques armées, il n’a jamais été question de cela. On est pacifique, on est non-violent. Toutes les formes de non-violence, et il y en a des centaines, sont dans notre répertoire d’actions. On n’appellera jamais à la violence, au contraire. S’engager sur le chemin de la violence par rapport à des régimes dictatoriaux, c’est forcément perdre, c’est là où ils sont les plus forts.
Un certain nombre de ces pays ont des liens avec la France. Quel bilan tirez-vous du quinquennat finissant de François Hollande ?
C’est un bilan assez décevant, il faut le dire. Il y avait ce moment important en 2015-2016 avec une ligne rouge infranchissable qui était la question du tripatouillage constitutionnel à des fins personnelles. C’était quelque chose d’indéfendable pour nous. On attendait que François Hollande soit ferme sur ces questions. Il ne l’a pas été, notamment sur le Congo-Brazzaville. On ne l’a pas entendu sur le Tchad malgré une élection non transparente. C’est une déception. Si on compare à ce qui s’est passé avant, on est sorti du schéma classique de la Françafrique de Papa qui était quand même encore assez présent avec Nicolas Sarkozy.
Néanmoins, on aurait attendu – un peu comme les Etats-Unis ont pu le faire parfois de manière cynique – un discours très clair sur les droits humains. Ça n’a pas été le cas. Il y a un problème d’alignement de la politique africaine sur la politique de défense de la France. Jean-Yves Le Drian (ministre de la Défense) a eu beaucoup plus d’influence que les ministres des Affaires étrangères Laurent Fabius ou Jean-Marc Ayrault. Quand on voit le Tchad d’Idriss Déby c’est vraiment l’exemple type de l’échec de la politique africaine de la France. Un dictateur qui était dans une situation délicate aussi bien socialement que politiquement ressort du mandat de François Hollande renforcé, considéré comme le grand défenseur de la stabilité de l’Afrique. Et le premier ministre Bernard Cazeneuve pour son premier voyage à l'étranger lui rend visite…
Sur le Gabon, la position française ne vous a pas semblé plus équilibrée ?
On a cru à un moment donné qu’il allait y avoir une vraie inflexion sur le Gabon. Et puis il y a eu un rétropédalage assez clair, matérialisé par la visite de Manuel Valls au Togo, où endossant la casquette de présidentiable, il dit qu’Ali Bongo est le président en place et un interlocuteur légitime. Cette inflexion aurait dû être contestée par le président de la République. Ça n’a pas été le cas, cela montre que bon an mal an on s'accommode de cette position.
La coordination de votre campagne a lieu depuis Paris. Ne risquez-vous pas un procès en néocolonialisme ?
C’est souvent l’argument préféré des dictateurs aux abois, ces mêmes dictateurs qui au quotidien bradent leur indépendance et leur souveraineté à des entreprises. Donc ça nous fait un peu rire jaune. Pourquoi Tournons la page a une coordination en France ? Premièrement parce qu’ici on a la liberté d’expression et la possibilité de parler en toute tranquillité. Et les moyens financiers aussi pour faire avancer ces mouvements citoyens qui ont des conditions économiques fragiles en situation dictatoriale. On est la caisse de résonance de ce qui se passe en Afrique.
Avec ces dirigeants qui s'accrochent au pouvoir depuis tant d'années, ne craignez-vous pas une lassitude du grand public sur ce type de sujets ?
Il n’y a pas de lassitude du public africain quand il entend les mouvements citoyens se battre. Un sondage vaut ce qu’il vaut mais en RDC, une enquête lancée par Freedom House montre que 80 % des Congolais veulent voir Kabila partir et une transition se mettre en place. La lassitude au niveau africain n’est pas là. C’est un mauvais procès. Sur la France et l’Europe, c’est vrai. Mais il faut avoir en tête que l’avenir démocratique et politique de l’Afrique ne concerne pas simplement l’Afrique. Si on veut comprendre les vagues migratoires massives depuis l'Erythrée ou le Soudan, il faut regarder les régimes politiques qui y sévissent. Pour comprendre la résurgence du terrorisme dans la bande sahélienne et autour du Lac Tchad, il faut aussi regarder la situation de ces jeunes qui voient depuis des décennies le même pouvoir leur voler leur avenir politique. L’avenir de l’Europe est lié à celui de l’Afrique.
L'alternance est-elle la mère de toutes les batailles sur le continent africain ? “Tournons la page”, c’est en tout cas le mot d’ordre d’une campagne de la société civile qui intervient dans sept pays africains – Congo-Brazzaville, RDC, Gabon, Tchad, Niger, Burundi et Cameroun – afin de dénoncer les potentats africains.
Ce groupement d’associations a notamment appelé au boycott de la Coupe d’Afrique des Nations après la réélection controversée d’Ali Bongo au Gabon. Laurent Duarte, l’un des coordinateurs de ce mouvement, explique cette démarche.
Pourquoi faut-il “tourner la page” en Afrique ?
Dans de nombreux pays africains, notamment francophones, des familles pour certaines au pouvoir depuis cinquante ans confisquent l’avenir politique de la jeunesse. Plus de 85% des Gabonais ou des Togolais n’ont connu qu’une famille au pouvoir. Nous, on considère que le développement c’est un développement inclusif, total, que parmi cela il n’y a pas simplement la croissance économique mais également l’apaisement politique. Il faut tourner la page des dictatures bien entendu, mais aussi écrire une nouvelle page de paix et de stabilité dans ces pays.
N’est-il pas réducteur de demander un changement à la tête du pays si c’est tout le système qui est vicié ? Qui nous dit que la situation ne va pas rester la même avec un nouveau dirigeant ?
L’alternance démocratique, ce n’est qu’une porte d’entrée. Après, elle est décisive car elle ouvre les champs des possibles. Sans le départ de ces gouvernants, il ne peut y avoir de changements durables. Bien entendu, notre travail au quotidien ne se limite pas à dire qu’Ali Bongo doit être renversé par Jean Ping, Faure Gnassingbé par Jean-Pierre Fabre ou que sais-je encore… L’idée, ce n’est pas simplement un changement de tête. C’est pour ça que notre dernier rapport concerne la fiscalité. Car il ne peut pas y avoir de démocratie sans justice fiscale. En même temps, quand on est un militant de la société civile, il est intéressant d’accompagner les coups de projecteurs médiatiques qu’il peut y avoir sur l’Afrique, notamment pendant les élections qui sont un moment décisif. Bien sûr, le combat ne se réduit pas à ça. Quand bien même on arrive à faire tomber les dictatures, on n’aura pas réglé les problèmes de corruption ou de développement.
La vague d’alternances qui a pu avoir lieu en Afrique de l’Ouest vous fait-elle dire qu’on est à un moment charnière ?
Complètement. Entre 2015 et 2017, environ trente pays africains ont connu ou vont connaître des élections présidentielles. A première vue, on peut dire que ça n’a pas marché partout. En Afrique de l’Ouest, ça avance même s’il reste le Togo qui est l’exception qui confirme la règle. On concentre nos efforts sur l’Afrique Centrale, qui est le nœud dictatorial en Afrique et le nœud des Etats rentiers. Le lien entre dictature et rentes n’est d’ailleurs pas anodin. On sent qu’il y a une lame de fond dans la société civile. Si ce n’est pas pour demain, ce sera pour après-demain. En RDC, depuis 2006 il y a une montée en puissance des mouvements citoyens qui est indéniable. Au Gabon, qui aurait cru que l’archétype du gouvernement “françafricain” aurait pu vaciller comme ça aussi fortement ? Qui aurait pu croire qu’au Tchad, Idriss Déby allait devoir enfermer ses opposants de la société civile les plus importants pour réussir son coup de force électoral ? Pour nous il y a des avancées, même si bien sûr ce n’est pas linéaire.
Quelles sont les situations qui vous inquiètent le plus aujourd’hui ?
Il y a inquiétude et importance, ce sont deux choses différentes. Clairement, le Burundi est dans une situation qui nous effraie. La FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme), qui est membre de notre réseau, a tiré la sonnette d’alarme avec un rapport sur les dynamiques génocidaires à la tête de l’Etat. Les membres de notre campagne travaillent en exil depuis Kigali, ils ne peuvent plus travailler sur place. Cela montre la dureté du régime. En termes d’inquiétude il y a bien sûr le Tchad où Idriss Déby fait face à une grogne sociale. On connaît sa capacité à décapiter la société civile en emprisonnant ses opposants, voire en passant parfois à l’acte. Et puis le Cameroun qui depuis quelques semaines montre qu’on n’est pas seulement dans une dictature “soft” comme on a tendance à présenter le régime de Paul Biya, et où quand il s’agit de réprimer, Biya est aussi doué malheureusement que ses collègues de Brazzaville ou de N'Djamena. Après, en termes d’importance politique, il y a deux pays qui vont être au cœur de notre travail dans les deux prochaines années. C’est la RDC bien sûr parce que c’est un pays continent et décisif. Nous croyons à l’effet domino en Afrique Centrale. Lorsqu'il y en a un qui aura basculé, ça fera un précédent. On espère que Kabila partira dans un climat apaisé et avec un vote respecté. L’autre c’est le Cameroun en 2018, il va y avoir toutes les élections locales et présidentielles, on sent bien qu’il y a une tension sociale qui est énorme et qu’on est face à un régime à bout de souffle.
Le risque de votre discours n’est-il pas d’entretenir une confusion entre mouvement de la société civile et opposition ?
On a toujours été très clair. Il n’y a aucun mouvement politique dans notre organisation. On est opposé à des dictatures, c’est certain, mais nous ne sommes pas des opposants politiques. C’est complètement différent. On ne peut pas nous accuser d'être complaisant à l’égard de quelconque opposant que ce soit. Si je prends le cas de Jean Ping au Gabon, notre position, qui est incarnée par Marc Ona Essangui sur place, est très claire. Aujourd’hui, Jean Ping est le président élu dans les urnes aux dernières élections comme le montrent les rapports de l’Union Européenne. Néanmoins, si demain il arrive au pouvoir et qu’il fait les mêmes choses qu’Ali Bongo – et on a des craintes potentielles vu d’où il vient – il nous trouvera sur son chemin.
Pendant la Coupe d’Afrique des Nations, vous avez appelé au boycott de la compétition au Gabon. Dans un de vos communiqués, il y a même eu pendant un moment un appel au sabotage. Ce type d’actions font-elles partie de votre registre ?
Il y a eu véritablement un couac, ça arrive dans un mouvement de la société civile qui réunit 200 associations. Nous, on était contre le sabotage. Cela a été ajouté par une association qui a cosigné l’article. On n’a pas été assez ferme dans la relecture. Nous étions vraiment sur du boycott. Sabotage ça fait penser à des attaques armées, il n’a jamais été question de cela. On est pacifique, on est non-violent. Toutes les formes de non-violence, et il y en a des centaines, sont dans notre répertoire d’actions. On n’appellera jamais à la violence, au contraire. S’engager sur le chemin de la violence par rapport à des régimes dictatoriaux, c’est forcément perdre, c’est là où ils sont les plus forts.
Un certain nombre de ces pays ont des liens avec la France. Quel bilan tirez-vous du quinquennat finissant de François Hollande ?
C’est un bilan assez décevant, il faut le dire. Il y avait ce moment important en 2015-2016 avec une ligne rouge infranchissable qui était la question du tripatouillage constitutionnel à des fins personnelles. C’était quelque chose d’indéfendable pour nous. On attendait que François Hollande soit ferme sur ces questions. Il ne l’a pas été, notamment sur le Congo-Brazzaville. On ne l’a pas entendu sur le Tchad malgré une élection non transparente. C’est une déception. Si on compare à ce qui s’est passé avant, on est sorti du schéma classique de la Françafrique de Papa qui était quand même encore assez présent avec Nicolas Sarkozy.
Néanmoins, on aurait attendu – un peu comme les Etats-Unis ont pu le faire parfois de manière cynique – un discours très clair sur les droits humains. Ça n’a pas été le cas. Il y a un problème d’alignement de la politique africaine sur la politique de défense de la France. Jean-Yves Le Drian (ministre de la Défense) a eu beaucoup plus d’influence que les ministres des Affaires étrangères Laurent Fabius ou Jean-Marc Ayrault. Quand on voit le Tchad d’Idriss Déby c’est vraiment l’exemple type de l’échec de la politique africaine de la France. Un dictateur qui était dans une situation délicate aussi bien socialement que politiquement ressort du mandat de François Hollande renforcé, considéré comme le grand défenseur de la stabilité de l’Afrique. Et le premier ministre Bernard Cazeneuve pour son premier voyage à l'étranger lui rend visite…
Sur le Gabon, la position française ne vous a pas semblé plus équilibrée ?
On a cru à un moment donné qu’il allait y avoir une vraie inflexion sur le Gabon. Et puis il y a eu un rétropédalage assez clair, matérialisé par la visite de Manuel Valls au Togo, où endossant la casquette de présidentiable, il dit qu’Ali Bongo est le président en place et un interlocuteur légitime. Cette inflexion aurait dû être contestée par le président de la République. Ça n’a pas été le cas, cela montre que bon an mal an on s'accommode de cette position.
La coordination de votre campagne a lieu depuis Paris. Ne risquez-vous pas un procès en néocolonialisme ?
C’est souvent l’argument préféré des dictateurs aux abois, ces mêmes dictateurs qui au quotidien bradent leur indépendance et leur souveraineté à des entreprises. Donc ça nous fait un peu rire jaune. Pourquoi Tournons la page a une coordination en France ? Premièrement parce qu’ici on a la liberté d’expression et la possibilité de parler en toute tranquillité. Et les moyens financiers aussi pour faire avancer ces mouvements citoyens qui ont des conditions économiques fragiles en situation dictatoriale. On est la caisse de résonance de ce qui se passe en Afrique.
Avec ces dirigeants qui s'accrochent au pouvoir depuis tant d'années, ne craignez-vous pas une lassitude du grand public sur ce type de sujets ?
Il n’y a pas de lassitude du public africain quand il entend les mouvements citoyens se battre. Un sondage vaut ce qu’il vaut mais en RDC, une enquête lancée par Freedom House montre que 80 % des Congolais veulent voir Kabila partir et une transition se mettre en place. La lassitude au niveau africain n’est pas là. C’est un mauvais procès. Sur la France et l’Europe, c’est vrai. Mais il faut avoir en tête que l’avenir démocratique et politique de l’Afrique ne concerne pas simplement l’Afrique. Si on veut comprendre les vagues migratoires massives depuis l'Erythrée ou le Soudan, il faut regarder les régimes politiques qui y sévissent. Pour comprendre la résurgence du terrorisme dans la bande sahélienne et autour du Lac Tchad, il faut aussi regarder la situation de ces jeunes qui voient depuis des décennies le même pouvoir leur voler leur avenir politique. L’avenir de l’Europe est lié à celui de l’Afrique.
lundi 2 janvier 2017
La guerre du Cameroun, un conflit colonial oublié
Congopolis fait un détour par le Cameroun pour parler d'un livre aussi utile que bien informé sur le conflit colonial au Cameroun. Cet article a été publié initialement sur le site de l'Afrique des idées et est disponible ici
C’est quasiment un travail archéologique que mènent depuis une dizaine d’années l’historien Jacob Tatsitsa et les journalistes Thomas Deltombe et Manuel Domergue. Déterrer de l’oubli la guerre du Cameroun, un conflit colonial et une guerre civile d’une rare violence, que l’Etat français et le régime camerounais ont sciemment passés sous silence.
Depuis ses débuts à bas bruit au milieu des années 50 aux derniers
soubresauts au début des années 70, cette guerre a fait a minima des
dizaines de milliers de morts. “Le chiffre de plus de 100.000 morts est
crédible”, estime même Thomas Deltombe, l’un des auteurs interrogés par l’Afrique des idées.
“Leur travail bat en brèche un cliché qui a curieusement encore cours : celui d’une décolonisation relativement tranquille en Afrique subsaharienne, contrairement à ailleurs. Le Cameroun prouve que c’est totalement faux”, témoigne l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la décolonisation.
C’est quasiment un travail archéologique que mènent depuis une dizaine d’années l’historien Jacob Tatsitsa et les journalistes Thomas Deltombe et Manuel Domergue. Déterrer de l’oubli la guerre du Cameroun, un conflit colonial et une guerre civile d’une rare violence, que l’Etat français et le régime camerounais ont sciemment passés sous silence.
C’est pourtant “une petite guerre d’Algérie”, selon l’expression d’un responsable français de l’époque, cité dans leur livre La Guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique paru tout récemment aux éditions de La Découverte.
“Leur travail bat en brèche un cliché qui a curieusement encore cours : celui d’une décolonisation relativement tranquille en Afrique subsaharienne, contrairement à ailleurs. Le Cameroun prouve que c’est totalement faux”, témoigne l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la décolonisation.
“La France a bien connu trois guerres coloniales, l’Indochine,
l’Algérie et celle du Cameroun, qui reste complètement taboue. Avec la
volonté des militaires français de redorer le blason de l’armée après
l’échec indochinois”, souligne-t-il encore.
Le conflit qui démarre est d’abord la répression d’un mouvement
indépendantiste à l’influence grandissante, l’Union des populations du
Cameroun (UPC), créée en 1948. Ancienne colonie allemande, le Cameroun
est à l’époque sous la tutelle des Nations Unies. L’administration en
est confiée à la France pour 85% du territoire et à la Grande-Bretagne
pour les 15% restants.
Paniquées par les mots d’ordre de l’UPC et son inspiration marxiste –
dans le contexte de la guerre froide – les autorités françaises font
tout pour contrer le succès croissant du mouvement jusqu’à l’interdire
en juillet 1955, après une série d’émeutes et de violents affrontements.
“Pacification”
Fin 56, l’UPC entre dans la lutte armée. La France lance elle une
opération “de pacification” en Sanaga Maritime, une région de l’Ouest
camerounais où se concentrent les principaux foyers insurrectionnels.
La lutte est aussi psychologique, avec des dirigeants français acquis
aux méthodes contre-subversives en vogue, la doctrine de guerre
révolutionnaire (DGR) qui vise à discréditer l’adversaire chez les
civils, à les “immuniser” contre le “communisme” et la “subversion
upéciste”. Dans une circulaire de février 55, le haut-commissaire Roland
Pré prône une “propagande de combat”, afin que la “masse à qui elle
s’adresse puisse avoir l’illusion de penser par elle-même”.
"Zone de pacification" de la Sanaga Maritime, 27 mai 1957 |
Le conflit s’installe, le leader de l’UPC Ruben Um Nyobè est éliminé le
13 septembre 1958 lors d’une
expédition de soldats tchadiens et
camerounais, encadrés par des militaires français.
Le 1er janvier 1960, l’indépendance négociée par la France n’est que de
façade selon les auteurs, avec un régime acquis à Paris. Le 13 octobre,
un autre leader de l’UPC, Félix Moumié, est empoisonné à Genève par un
agent des services secrets français qui se fait passer pour un
journaliste. Moumié meurt trois semaines plus tard.
La guerre se poursuit et monte encore en intensité dans la région
Bamiléké, dans l’Ouest du pays, entre les maquisards et le régime du
nouveau président Ahmadou Ahidjo, soutenu militairement par les
Français. Raids aériens, usages systématiques de la torture, des
militaires français assistent et participent à des opérations qui font
froid dans le dos. Le sergent-chef Max Bardet survole en hélicoptère ce qu’il appelle des
“massacres contrôlés”, évoque des jets de “grenades à phosphore” sur les
maquisards en fuite ou la pratique du “bennage” pour jeter à la rivière
les gens fraîchement tués.
Ces violences ont pourtant lieu dans l’indifférence médiatique. Le
conflit est oblitéré par la guerre d’Algérie qui a lieu au même moment
et monopolise l’attention. Il n’y a pas d’appelés comme en Algérie, les
officiers français sont relativement peu nombreux et les combats,
éparpillés dans le temps et dans l’espace, sont en quelque sorte sous
traités. Avant l’indépendance, les Français sollicitent des contingents
africains notamment tchadiens. Après, c’est le régime camerounais et son
armée qui sont à la manœuvre.
Se mêlent d’ailleurs au combat contre les insurgés de multiples enjeux
locaux, des luttes de pouvoir, des conflits pour l’appropriation des
terres, des rivalités entre chefs traditionnels et militants de
nouvelles générations ou des tensions d’ordre ethnique.
“Une approche un peu franco centrée”
C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire aux auteurs depuis leur premier livre Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971)
paru dès 2011 : présenter le conflit comme une “guerre totale”
intégralement pilotée par Paris et sous-estimer les dynamiques
proprement camerounaises qui échappent en partie aux dirigeants
français.
“C’est tout à fait compréhensible, mais c’est une approche un peu
franco centrée”, constate ainsi l’historien camerounais Yves Mintoogue,
tout en soulignant la somme d’archives et de témoignages collectés par
les trois auteurs. “Beaucoup d’acteurs camerounais ont utilisé le conflit colonial pour se
repositionner au niveau local et jouer leurs propres cartes. C’est une
association de malfaiteurs où les élites camerounaises avaient leurs
intérêts”, explique-t-il.
Pour Thomas Deltombe, si la question est
légitime, il y a pourtant “un piège à vouloir décrire les acteurs
camerounais officiels, Ahidjo et son régime en particulier comme des
acteurs libres de leurs mouvements et de leurs fonctionnements. Nous, on considère qu’il ne faut pas oublier les enjeux de domination
coloniale et néocoloniale. Il faut faire attention de ne pas considérer
qu’Ahidjo et De Gaulle discutent sur un pied d’égalité, c’est
archi-faux”.
“Pure invention”
Reste que les autorités françaises ne facilitent pas le travail des
historiens. En 2011, le premier ministre François Fillon a tout
simplement qualifié de “pure invention” l’assassinat de responsables
nationalistes camerounais par la France.
En juillet 2015, François Hollande a finalement reconnu des “épisodes
extrêmement tourmentés et tragiques puisqu’après l’indépendance il y a
eu une répression en Sanaga Maritime et au pays Bamiléké” et il s’est
dit favorable à ce que ”les livres d’histoire puissent être ouverts et
les archives aussi”.*
Thomas Deltombe réclame lui “une reconnaissance claire, précise, si
possible solennelle et un peu digne des autorités françaises”, et des
mesures concrètes comme le déblocage de fonds pour rendre les archives
accessibles aux historiens camerounais et étrangers. Il pose aussi la question polémique de réparations financières pour les
victimes du conflit puisque “tout crime doit être sanctionné, et ces
sanctions souvent c’est de l’argent”.
“C’est le sujet le plus casse gueule en histoire”, considère pour sa
part l’historien Pascal Blanchard. “Les historiens sont très mauvais sur
le sujet. Puisqu’il est question d’argent, qui va faire le tri pour
savoir qui va toucher quoi, comment le faire… Selon moi, la seule
réparation qui vaille c’est de remettre l’histoire à l’endroit, une
histoire au plus juste pour les enfants camerounais et français”.
Pour aller plus loin, La guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, octobre 2016 La Découverte.
mercredi 2 novembre 2016
L'Afrique centrale, allergique à la démocratie ?
Article paru initialement sur l'Afrique des idées, et disponible ici
Internet coupé, élections
contestées et violences : la présidentielle du 27 août au Gabon a de
tristes airs de déjà-vu. Comme si se rejouait cinq mois plus tard la
mauvaise pièce du Congo voisin, à Brazzaville, où le président Sassou
Nguesso a été lui aussi réélu dans des conditions controversées, après
un scrutin du 20 mars peu crédible de l’aveu de l’Union Européenne et
entaché “d’irrégularités généralisées” selon les Etats-Unis.
Enclavement et relations incestueuses
Idriss Déby, Ali Bongo et Denis Sassou Nguesso |
Le vent des alternances qui souffle en Afrique de l’Ouest, du Burkina
au Bénin, n’a donc pas atteint l’Afrique Centrale, protégée semble-t-il
par un drôle de microclimat. Bien sûr la région n’a pas le monopole du
pouvoir autoritaire et du trucage électoral et les pays qui la composent
ont leurs dynamiques propres. Mais de la Guinée équatoriale d’Obiang
Nguema au Congo de Sassou Nguesso, en passant par le Gabon d’Ali Bongo
et le Cameroun de Paul Biya, les similitudes sont troublantes jusqu’à
faire de l’Afrique centrale “le cœur des ténèbres de la démocratie”,
selon Achille Mbembé ?
Filles et fils de
D’abord, le pouvoir reste une affaire de famille et de clan. Les
“filles et fils de” sont vice-président (en Guinée équatoriale), députés
(au Congo), responsable du secteur pétrolier (encore au Congo), ou
encore président comme en RDC ou au Gabon où Ali a succédé à son père Omar Bongo
en 2009.
La présidentielle gabonaise version 2016 est un cas d’école avec un
duel entre le sortant Ali Bongo et son ex-beau-frère, Jean Ping, ancien compagnon de Pascaline Bongo et qui fut également plusieurs années ministre
d’Etat, sous le règne de Bongo père. Avec pour compliquer le tout, des
relations familiales parfois transfrontalières, comme entre le Congo et
le Gabon où Omar Bongo, avait pour épouse Edith Sassou Nguesso, la fille
du président congolais.
37 ans en Guinée équatoriale comme en Angola, 33 au Cameroun, 32 au
Congo-Brazza, les chefs d’Etat se livrent en outre à un véritable
concours de longévité au pouvoir. Sur ce point, il faut l’admettre
l’Afrique centrale n’est pas seule. Songez à Yoweri Museveni en Ouganda
(30 ans), Robert Mugabe au Zimbabwe (28 ans, si l’on ne compte pas ses
années à la primature) et Omar el-Béchir au Soudan (27).
La classe politique et la société civile y sont aussi extrêmement
fragmentées et fragilisées par la force centrifuge du chef de l’Etat et
de ses richesses. Le philosophe
Achille Mbembe dénonce ainsi “des systèmes de chefferie, où on règne sur
des captifs ou au mieux sur des clients” et “une captation des élites
dans une économie du désir et de la parure”.
Rentes et corruption
Autre critère fondamental, la plupart de ces régimes fonctionnent grâce
à l’exploitation des ressources naturelles, notamment pétrolières, avec
une économie peu diversifiée et un système de rentes, favorable à la
corruption et à la confiscation des richesses.
L’exploitation du pétrole est au cœur de l’économie du Gabon, du
Congo-Brazzaville et de la Guinée équatoriale, déstabilisés d’ailleurs
par la chute des cours ces derniers mois.
Et ce sont ces mêmes trois pays qui sont les premiers visés par la
fameuse affaire des biens mal acquis où des ONG accusent des chefs
d’Etat et leur entourage d’avoir détourné de l’argent public pour
acquérir de luxueux biens privés.
“C’est une région où la corruption et la vilénie ont atteint des
proportions transnationales, dans la mesure où ce sont des régimes
soutenus par des forces économiques internationales et des acteurs
politiques transcontinentaux”, déplore encore Achille Mbembe.
Malgré la présence de ces entreprises multinationales, l’intellectuel
camerounais insiste sur le relatif isolement des populations d’Afrique
Centrale, où “les pays sont les plus enclavés de la sous-région. En
Afrique de l’Ouest, vous voyagez avec votre carte d’identité du Sénégal
au Bénin. En Afrique Centrale, on ne peut pas circuler librement”. De
quoi être à l’écart des dynamiques politiques et intellectuelles en
cours sur le continent.
Dans la pratique, le Cameroun a bien été à l’initiative d’un passeport biométrique CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale)
en 2014 censé permettre de se déplacer d’un pays à l’autre sans visa,
mais encore faut-il que les services d’immigration soient à la page.
La région reste en marge des grands carrefours de circulation du
continent, avec un taux de bitumage des routes encore très faibles et
pour ce qui est des lignes aériennes internationales, dans le cas de
Libreville (Gabon) et Brazzaville (Congo), une polarisation vers
l’ancienne puissance coloniale, la France. Pour ces deux pays, la
question de la relation ambigüe avec la France tient encore une place
centrale dans la vie politique, avec des nuances toutefois.
Au Gabon, la passation de pouvoir d’Omar à Ali Bongo en 2009, a amené
une forme de rééquilibrage des relations et tourné en partie la page
d’une “Françafrique” dont Omar Bongo était un des piliers. Avec quelques soubresauts malgré tout. En contestant
sa défaite, l’opposant Jean Ping en appelle à la France, en regrettant
une forme de “non-assistance à peuple en danger”, comme si
inévitablement, le rôle d’arbitre revenait à Paris.
Au Congo, Denis Sassou Nguesso, arrivé au pouvoir en 1979, reste lui un
héritier de ces relations incestueuses franco-africaines où se mêlent
diplomatie classique et réseaux d’influence parallèles. En témoigne l’embarras de l’Elysée au moment du référendum organisé dans le pays pour permettre au président de se représenter à un nouveau mandat.
Vers une recomposition politique ?
Faut-il pour autant résumer ces pays à des pétro-Etats dynastiques
condamnés à échapper à la démocratie ? En se focalisant sur le scrutin
présidentiel, le risque est de passer à côté des mouvements à l’œuvre au
sein des différentes sociétés.
Malgré la crise gabonaise, un historien comme Jean-Pierre Bat soutient
qu’une recomposition politique est bien en cours dans le pays depuis
2009. L’arrivée au pouvoir d’Ali Bongo coïncide selon lui avec une série
de ruptures sur le plan diplomatique mais aussi intérieur avec une
fragmentation du clan Bongo et de l’autre côté une opposition mieux
organisée qui est parvenue à s’accorder sur une candidature unique en la
personne de Jean Ping.
A Libreville, si certains médias gabonais ont été attaqués ou incendiés
pendant la crise, les journalistes étrangers sur place ont plutôt
reconnu qu’ils pouvaient quant à eux travailler sans difficulté et
“couvrir les violences de façon libre”.
“Ce qui me surprend le plus au Gabon, c’est la permissivité dont les
forces de sécurité font preuve à mon égard. Savoir jusqu’où l’on peut
faire son travail de journaliste sans être inquiété est souvent un bon
baromètre du degré de démocratie dans un pays”, raconte ainsi le photographe de l’Agence France Presse (AFP) Marco Longari.
A l’inverse, au Congo-Brazzaville, les trois journalistes du quotidien
Le Monde et de l’AFP qui s’étaient risqués à interroger le principal
candidat de l’opposition, Jean-Marie Michel Mokoko, après la
présidentielle, avaient aussitôt été agressés et dépouillés de leur
matériel par des hommes se présentant comme des policiers.
Au Cameroun, au-delà de la longévité au pouvoir de Paul Biya, on
pourrait souligner la plus grande diversification de l’économie ou les
progrès faits en matière agricole. Il faut aussi mettre en évidence l’ébullition politique et sociale dans
les rues, avec la manifestation inédite d’octobre 2015 à Brazzaville,
où les événements de 19 et 20 septembre à Kinshasa, dans la RDC voisine,
réprimés par le pouvoir en place.
Il n’en reste pas moins que l’Afrique Centrale reste orpheline des
changements politiques majeurs qui ont en partie changé la donne sur le
continent ces derniers mois. “Cela prendra un moment, il faut qu’une
dynamique s’enclenche”, analyse Achille Mbembe. “S’il y avait eu
alternance au Gabon, cela aurait eu des répercussions inéluctables sur
l’ensemble de la sous-région”, conclut-il.
lundi 3 octobre 2016
Achille Mbembe, remède à la "fétichisation de l'identité"
Entretien publié initialement sur le site de l'Afrique des idées et disponible ici
A près de 60 ans, l’intellectuel camerounais Achille Mbembe se livre à un travail aussi ambitieux que périlleux. Tracer les lignes de force d’un monde inquiétant où l’heure est à la haine de soi transformée en rejet de l’autre, à la “fixation imaginaire sur l’étranger, le musulman, la femme voilée, le réfugié, le juif ou le nègre”. Pour lui, c’est bien un désir d’apartheid qui est à l’œuvre dans les sociétés contemporaines et qui trouve ses origines dans la construction des démocraties libérales et leur adossement au fait colonial.
Mbembe démonte méticuleusement les phobies racistes et tente de leur opposer une “pharmacie”, inspirée du travail du psychiatre martiniquais Frantz Fanon: de sa pratique des soins dans l’Algérie des années 50 et de ses textes brûlants contre la colonisation. Pour l’Afrique des idées, il revient sur son dernier essai Politiques de l’inimitié paru en mars dernier, avant un grand colloque au Sénégal, à Dakar et à Saint-Louis (27-31 octobre), où seront rassemblés une vingtaine d’intellectuels du continent, au cœur de ce renouveau de la pensée africaine.
L’heure, écrivez-vous, est au rejet de l’autre et à la généralisation de l’état d’exception. Que désignent ces “politiques de l’inimitié” qui donnent son titre à votre ouvrage ?
Le projet consistait à prendre la mesure d’un temps du monde qui me paraît dominé par le désir de violence et l’accélération des instincts guerriers. Depuis les attentats de septembre 2001 aux Etats-Unis, l’état d’exception est devenu plus ou moins la règle, et avec lui la demande et l’obsession de l’ennemi. Pour ce qui nous concerne, les gens du Sud, je voulais retracer les origines historiques de cette hostilité, ces moments où le politique en vient carrément à faire de la gestion de l’hostilité et non plus de mise en lien des individus.
Vous expliquez que cette violence était déjà en germe historiquement dans les démocraties libérales. Mais qu’elle avait lieu dans la colonie ou au bagne, loin des regards…
Il s’agit de repenser la démocratie en tant que forme ultime, dit-on, de gouvernement des humains. Or une relecture historique de la démocratie moderne, libérale en particulier, permet de montrer que le système s’est constitué sous la forme d’une démocratie des semblables. Il n’y a pas de démocratie autrement que pour ceux qui sont semblables les uns aux autres. Ce fut le cas pendant très longtemps aux Etats-Unis à l’époque de la traite des esclaves, ce fut le cas en Europe au moment des conquêtes coloniales. Les démocraties, historiquement, ont toujours eu besoin d’un tiers-lieu à l'extérieur d’elles-mêmes, où elles pouvaient exercer une violence sans réserve contre ceux qui avaient été décrétés comme n’étant pas des leurs. Le moment colonial fait partie de tout cela.
Pourquoi centrer l’analyse sur les démocraties libérales ? Cette inimitié n’est-elle pas le propre de tout Etat, d’une communauté nationale qui se construit par rapport aux autres ?
C’est en effet propre à la forme Etat, et surtout à l’Etat-nation, qui comme son nom l’indique est un
Etat pour les nationaux, pour ceux dont nous pensons qu’ils sont comme nous. Mais je m’intéresse de façon privilégiée aux démocraties libérales, parce qu’en fin de compte, je ne vois pas d’autres espoirs au-delà de la démocratie. Or dans le dernier quart du 20e siècle, la démocratie dont on pensait qu’elle allait triompher de toutes les autres formes du politique est soumise à un processus sinon de délitement, en tout cas d’inversion. Le conflit entre le capitalisme et la démocratie a atteint des niveaux sans précédent. Il n’est plus du tout évident qu’une certaine forme de capitalisme, notamment financier, soit compatible avec la démocratie. Je me situe donc dans le prolongement des critiques récentes de cette forme de gouvernement dont beaucoup pense qu’elle est arrivée au bout de ses possibilités. Il faudrait réinventer sinon autre chose, du moins réfléchir à la manière dont on pourrait la réanimer puisque nous en avons besoin si nous voulons sortir du procès d'ensauvagement du monde auquel nous assistons, qui se traduit par des violences paroxystiques, irrationnelles, le terrorisme en étant une, mais une certaine forme de lutte contre la terreur en étant le pendant mimétique.
Vous en appelez à la pharmacie de Frantz Fanon ? En quoi la pratique qu’il avait en Algérie est-elle l'esquisse d'un remède ?
Fanon est un auteur assez dangereux… Je l’évoque parce qu’il a bien compris, peut-être mieux que tous les théoriciens de la lutte anticoloniale, comment est-ce que la violence était à la fois un remède et un poison. L’évocation de Fanon ne vise pas à l’ériger en maître auprès duquel on se précipiterait pour trouver des solutions à nos impasses actuelles. Je parle de lui parce qu’il me semble figurer de manière très dramatique les tensions pour la plupart insolubles auxquelles nous sommes confrontés.
Fanon avait un rapport plutôt décomplexé à la violence et à la radicalité. Quelles en seraient les applications concrètes aujourd’hui ?
La violence chez Fanon joue un rôle cathartique dans le sens où elle permet au sujet colonisé de sortir de son état d’objet : si je paraphrase Fanon, ne serait-ce que parce que le sujet en vient à réaliser que le sang qui coule dans les veines du colon a la même couleur que le sien. Donc qu’il y a une similarité essentielle, fondamentale entre l’un et l’autre. La violence permet de réveiller l'assujetti de son sommeil. Mais elle a aussi une fonction tellurique. Elle agit comme un tremblement de terre qui permet de détruire le système colonial et raciste sur les ruines duquel on peut éventuellement imaginer un ordre nouveau.
Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas vraiment cette dimension mythologique de la violence, mais le fait que le même Fanon, qui en appelle à la violence, est celui qui est très attaché à ce que j'appellerais la politique du soin. C’est ce même Fanon qui est prêt à se pencher sur les troubles psychologiques qui déchirent le policier tortionnaire qui passe son temps à torturer les nationalistes algériens. C’est cette double dialectique de la violence et du soin qui m’intéresse d’un point de vue intellectuel.
Pour résister à cette inimitié, votre proposition est celle d’une éthique du passant. De quoi s’agit-il ?
Il y a derrière l’idée du passant toute une réflexion cosmologique sur “qui sommes nous ?” et comment peut-on définir les humains en relation avec une histoire très longue de l’univers où l’espèce humaine n’est qu’une petite ponctuation, une espèce parmi d’autres. Il me semble que l’une des caractéristiques fondamentales de l’humain est d’être là provisoirement, de passage. Nous ne choisissons pas le lieu de notre naissance, c’est un choix qui est fait par d’autres. Ce que nous choisissons, c’est le type de rencontres que nous faisons chemin faisant, et c’est ce que nous faisons de ces rencontres.
Si on la prenait vraiment au sérieux, cette figure du passant nous permettrait d’ouvrir des perspectives nouvelles sur la question des identités et la fétichisation de l’identité à laquelle on assiste. Elle nous permettrait aussi de penser autrement la forme de l’Etat-nation qui est devenu une prison. Elle nous offrirait surtout, à l’ère où la mobilité s’accélère partout, de penser autrement la question des migrants, de celui qui est de passage, et des formes du droit qui pourraient être inventées pour confronter ces processus qui alimentent tant de peurs.
La figure du passant n’est-elle pas réservée à des privilégiés qui ont cette capacité de voyager et de rencontrer l’autre ?
Pas du tout. Si on se limite aux gens en mouvement, aux réfugiés, à tous ceux qui sont obligés de quitter leurs lieux de naissance, d’emprunter les chemins hasardeux sans garantie de destination, leur nombre va grandissant. La mobilité est devenue pour une grande partie de l’humanité la condition première de survie. Le drame aujourd'hui c’est de ne pas pouvoir bouger. Ce drame des millions et des millions de gens y sont confrontés. Le gouvernement de la mobilité est peut-être le défi majeur du 21e siècle. Faute de régler ce défi, de le confronter de manière humaine, nous finirons par multiplier les affres et les tragédies qu’on aurait pu éviter si on avait pris au sérieux cette affaire du passant et du passage comme fondement de notre humanité.
La tonalité de votre livre est plutôt inquiète. La dynamique intellectuelle à l’œuvre en Afrique n’est-elle pas de nature à vous rassurer ?
Si, absolument. Il y a une ébullition intellectuelle et artistique dans plusieurs disciplines, de la littérature à la danse en passant par les arts plastiques et la critique philosophique. Il y a effectivement un énorme mouvement dont l’ampleur, je crois, ira croissante dans les années qui viennent. Que cela vienne des gens du continent ou de la diaspora. Cette ébullition, son lieu de naissance, c’est le mouvement, la mobilité, la circulation. Il y a une pensée de la circulation qui est en cours et que je qualifie, de mon point de vue, d’afropolitaine.
Pour aller plus loin – Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Ed. La Découverte, mars 2016.
Achille Mbembe - © Ed. La Découverte |
Mbembe démonte méticuleusement les phobies racistes et tente de leur opposer une “pharmacie”, inspirée du travail du psychiatre martiniquais Frantz Fanon: de sa pratique des soins dans l’Algérie des années 50 et de ses textes brûlants contre la colonisation. Pour l’Afrique des idées, il revient sur son dernier essai Politiques de l’inimitié paru en mars dernier, avant un grand colloque au Sénégal, à Dakar et à Saint-Louis (27-31 octobre), où seront rassemblés une vingtaine d’intellectuels du continent, au cœur de ce renouveau de la pensée africaine.
L’heure, écrivez-vous, est au rejet de l’autre et à la généralisation de l’état d’exception. Que désignent ces “politiques de l’inimitié” qui donnent son titre à votre ouvrage ?
Le projet consistait à prendre la mesure d’un temps du monde qui me paraît dominé par le désir de violence et l’accélération des instincts guerriers. Depuis les attentats de septembre 2001 aux Etats-Unis, l’état d’exception est devenu plus ou moins la règle, et avec lui la demande et l’obsession de l’ennemi. Pour ce qui nous concerne, les gens du Sud, je voulais retracer les origines historiques de cette hostilité, ces moments où le politique en vient carrément à faire de la gestion de l’hostilité et non plus de mise en lien des individus.
Vous expliquez que cette violence était déjà en germe historiquement dans les démocraties libérales. Mais qu’elle avait lieu dans la colonie ou au bagne, loin des regards…
Il s’agit de repenser la démocratie en tant que forme ultime, dit-on, de gouvernement des humains. Or une relecture historique de la démocratie moderne, libérale en particulier, permet de montrer que le système s’est constitué sous la forme d’une démocratie des semblables. Il n’y a pas de démocratie autrement que pour ceux qui sont semblables les uns aux autres. Ce fut le cas pendant très longtemps aux Etats-Unis à l’époque de la traite des esclaves, ce fut le cas en Europe au moment des conquêtes coloniales. Les démocraties, historiquement, ont toujours eu besoin d’un tiers-lieu à l'extérieur d’elles-mêmes, où elles pouvaient exercer une violence sans réserve contre ceux qui avaient été décrétés comme n’étant pas des leurs. Le moment colonial fait partie de tout cela.
Pourquoi centrer l’analyse sur les démocraties libérales ? Cette inimitié n’est-elle pas le propre de tout Etat, d’une communauté nationale qui se construit par rapport aux autres ?
C’est en effet propre à la forme Etat, et surtout à l’Etat-nation, qui comme son nom l’indique est un
Etat pour les nationaux, pour ceux dont nous pensons qu’ils sont comme nous. Mais je m’intéresse de façon privilégiée aux démocraties libérales, parce qu’en fin de compte, je ne vois pas d’autres espoirs au-delà de la démocratie. Or dans le dernier quart du 20e siècle, la démocratie dont on pensait qu’elle allait triompher de toutes les autres formes du politique est soumise à un processus sinon de délitement, en tout cas d’inversion. Le conflit entre le capitalisme et la démocratie a atteint des niveaux sans précédent. Il n’est plus du tout évident qu’une certaine forme de capitalisme, notamment financier, soit compatible avec la démocratie. Je me situe donc dans le prolongement des critiques récentes de cette forme de gouvernement dont beaucoup pense qu’elle est arrivée au bout de ses possibilités. Il faudrait réinventer sinon autre chose, du moins réfléchir à la manière dont on pourrait la réanimer puisque nous en avons besoin si nous voulons sortir du procès d'ensauvagement du monde auquel nous assistons, qui se traduit par des violences paroxystiques, irrationnelles, le terrorisme en étant une, mais une certaine forme de lutte contre la terreur en étant le pendant mimétique.
Vous en appelez à la pharmacie de Frantz Fanon ? En quoi la pratique qu’il avait en Algérie est-elle l'esquisse d'un remède ?
Fanon est un auteur assez dangereux… Je l’évoque parce qu’il a bien compris, peut-être mieux que tous les théoriciens de la lutte anticoloniale, comment est-ce que la violence était à la fois un remède et un poison. L’évocation de Fanon ne vise pas à l’ériger en maître auprès duquel on se précipiterait pour trouver des solutions à nos impasses actuelles. Je parle de lui parce qu’il me semble figurer de manière très dramatique les tensions pour la plupart insolubles auxquelles nous sommes confrontés.
Fanon avait un rapport plutôt décomplexé à la violence et à la radicalité. Quelles en seraient les applications concrètes aujourd’hui ?
La violence chez Fanon joue un rôle cathartique dans le sens où elle permet au sujet colonisé de sortir de son état d’objet : si je paraphrase Fanon, ne serait-ce que parce que le sujet en vient à réaliser que le sang qui coule dans les veines du colon a la même couleur que le sien. Donc qu’il y a une similarité essentielle, fondamentale entre l’un et l’autre. La violence permet de réveiller l'assujetti de son sommeil. Mais elle a aussi une fonction tellurique. Elle agit comme un tremblement de terre qui permet de détruire le système colonial et raciste sur les ruines duquel on peut éventuellement imaginer un ordre nouveau.
Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas vraiment cette dimension mythologique de la violence, mais le fait que le même Fanon, qui en appelle à la violence, est celui qui est très attaché à ce que j'appellerais la politique du soin. C’est ce même Fanon qui est prêt à se pencher sur les troubles psychologiques qui déchirent le policier tortionnaire qui passe son temps à torturer les nationalistes algériens. C’est cette double dialectique de la violence et du soin qui m’intéresse d’un point de vue intellectuel.
Pour résister à cette inimitié, votre proposition est celle d’une éthique du passant. De quoi s’agit-il ?
Il y a derrière l’idée du passant toute une réflexion cosmologique sur “qui sommes nous ?” et comment peut-on définir les humains en relation avec une histoire très longue de l’univers où l’espèce humaine n’est qu’une petite ponctuation, une espèce parmi d’autres. Il me semble que l’une des caractéristiques fondamentales de l’humain est d’être là provisoirement, de passage. Nous ne choisissons pas le lieu de notre naissance, c’est un choix qui est fait par d’autres. Ce que nous choisissons, c’est le type de rencontres que nous faisons chemin faisant, et c’est ce que nous faisons de ces rencontres.
Si on la prenait vraiment au sérieux, cette figure du passant nous permettrait d’ouvrir des perspectives nouvelles sur la question des identités et la fétichisation de l’identité à laquelle on assiste. Elle nous permettrait aussi de penser autrement la forme de l’Etat-nation qui est devenu une prison. Elle nous offrirait surtout, à l’ère où la mobilité s’accélère partout, de penser autrement la question des migrants, de celui qui est de passage, et des formes du droit qui pourraient être inventées pour confronter ces processus qui alimentent tant de peurs.
La figure du passant n’est-elle pas réservée à des privilégiés qui ont cette capacité de voyager et de rencontrer l’autre ?
Pas du tout. Si on se limite aux gens en mouvement, aux réfugiés, à tous ceux qui sont obligés de quitter leurs lieux de naissance, d’emprunter les chemins hasardeux sans garantie de destination, leur nombre va grandissant. La mobilité est devenue pour une grande partie de l’humanité la condition première de survie. Le drame aujourd'hui c’est de ne pas pouvoir bouger. Ce drame des millions et des millions de gens y sont confrontés. Le gouvernement de la mobilité est peut-être le défi majeur du 21e siècle. Faute de régler ce défi, de le confronter de manière humaine, nous finirons par multiplier les affres et les tragédies qu’on aurait pu éviter si on avait pris au sérieux cette affaire du passant et du passage comme fondement de notre humanité.
La tonalité de votre livre est plutôt inquiète. La dynamique intellectuelle à l’œuvre en Afrique n’est-elle pas de nature à vous rassurer ?
Si, absolument. Il y a une ébullition intellectuelle et artistique dans plusieurs disciplines, de la littérature à la danse en passant par les arts plastiques et la critique philosophique. Il y a effectivement un énorme mouvement dont l’ampleur, je crois, ira croissante dans les années qui viennent. Que cela vienne des gens du continent ou de la diaspora. Cette ébullition, son lieu de naissance, c’est le mouvement, la mobilité, la circulation. Il y a une pensée de la circulation qui est en cours et que je qualifie, de mon point de vue, d’afropolitaine.
Pour aller plus loin – Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Ed. La Découverte, mars 2016.
samedi 2 juillet 2016
(Re)penser la guerre en RDC
Cet article est paru initialement sur le site de l'Afrique des idées fin mai 2016, disponible ici
Dans son livre Qu'on nous laisse combattre et la guerre finira, Justine Brabant interroge les combattants d’un conflit qui n’en finit pas à l’est de la République Démocratique du Congo. La journaliste et chercheuse ne veut rien excuser mais comprendre. Son texte est précieux car comme l’ont montré nombre d’historiens et d'anthropologues, il est extrêmement difficile de saisir la guerre à hauteur d’homme, tant les violences sont refoulées, dissimulées, exorcisées. Bien sûr, les chefs rebelles qui s’expriment dans son ouvrage se donnent le beau rôle. Celui de patriotes, qui ont tout fait pour éviter à leur pays les invasions de l’étranger. Mais leurs itinéraires sont passionnants et l’analyse qu’en tire Justine Brabant ouvre de nombreuses pistes sur lesquelles elle a accepté de revenir avec L’Afrique des Idées.
La RDC, ni en guerre, ni en paix
Pas une simple guerre de minerais
Armée et rebelles, les mots piégés
La journaliste prend l’exemple d’un chef rebelle, qui paraît plutôt favorable à une intégration dans l’armée, mais exige une bien meilleure proposition du gouvernement. Dans l’intervalle, il reste dans le maquis et "envoie quand même de temps en temps une petite roquette sur les positions militaires congolaises…" La stratégie du gouvernement a toutefois évolué depuis deux ans, remarque Christoph Vogel. Les autorités, par crainte d’une fragmentation de l’armée, ont stoppé cette dynamique de récompenses en échange de l’arrêt des combats. Mais comme sa collègue française, le chercheur allemand constate lui aussi sur le terrain qu’il n’y a pas nécessairement d’animosité entre armée et groupes rebelles, avec même parfois une forme de respect pour les engagements "patriotes" ou le courage des uns et des autres.
Des générations dans la guerre
L’autre intérêt du livre est d’aller à la rencontre de plusieurs générations de combattants. Par
sa durée, le conflit a sa logique propre et plonge la région dans un
cycle de violences où les dimensions politiques et personnelles se
mêlent. Parmi les personnages centraux du livre, on trouve ainsi Mzee
(vieux en swahili) Zabuloni et son fils Fujo qui à son tour a pris le
maquis. "Il faut mesurer ce qu’une guerre qui dure vingt ans génère de
rancœurs et de désirs de vengeance. Fujo a vu sept de ses frères mourir à
la guerre", témoigne Justine Brabant. Après vingt ans de conflits, deux
voire trois générations ont été socialisées dans cet univers de combat.
Il leur devient difficile d’expliciter les causes originelles de la
guerre.
Comment parler du conflit ?
Reste enfin le bilan de cette guerre. Il n’y a à ce jour aucune évaluation fiable du nombre de victimes de ce conflit. Il a probablement fait plusieurs millions de morts, estime Justine Brabant, qui conteste toutefois le chiffre de sept ou huit millions avancé par certains journalistes pour réveiller l’opinion publique. "C’est une extrapolation d’extrapolation. Cette querelle de chiffres c’est le résultat d’un système médiatique et politique où pour pouvoir mobiliser les gens, il faut être capable de chiffrer la souffrance", regrette-t-elle. Cette guerre du Congo reste probablement la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale et l’un des conflits le plus terribles de notre époque. Cela devrait suffire à tout faire pour y mettre fin.
Dans son livre Qu'on nous laisse combattre et la guerre finira, Justine Brabant interroge les combattants d’un conflit qui n’en finit pas à l’est de la République Démocratique du Congo. La journaliste et chercheuse ne veut rien excuser mais comprendre. Son texte est précieux car comme l’ont montré nombre d’historiens et d'anthropologues, il est extrêmement difficile de saisir la guerre à hauteur d’homme, tant les violences sont refoulées, dissimulées, exorcisées. Bien sûr, les chefs rebelles qui s’expriment dans son ouvrage se donnent le beau rôle. Celui de patriotes, qui ont tout fait pour éviter à leur pays les invasions de l’étranger. Mais leurs itinéraires sont passionnants et l’analyse qu’en tire Justine Brabant ouvre de nombreuses pistes sur lesquelles elle a accepté de revenir avec L’Afrique des Idées.
La RDC, ni en guerre, ni en paix
L’Est de la RDC est aujourd’hui dans cette situation paradoxale où il
n’est ni tout à fait en guerre ni tout à fait en paix, malgré la
transition politique de 2003 qui a mis fin officiellement à la deuxième
guerre du Congo. Justine Brabant explique qu’il n’y a plus de guerre de
position ou de conquête comme celle qui a permis en 1996 à
Laurent-Désiré Kabila d’aller jusqu’à Kinshasa depuis l’est pour
s’emparer du pouvoir. Mais il reste aujourd’hui "des îlots de pouvoir
contrôlés par une myriade de groupes armés, avec des accrochages très
réguliers et parfois meurtriers". La journaliste parle "d’états de
guerre" ou "d’états de violence", un concept utilisé par le philosophe
Frédéric Gros pour désigner ces formes inédites de conflits de longue
durée qui échappent au cadre de la guerre classique.
Fin 2015, le Groupe d’études sur le Congo a répertorié et cartographié
soixante-dix groupes armés encore actifs dans les provinces du
Nord-Kivu et du Sud-Kivu. "Un groupe armé c’est un chef, un groupe de
combattants qui va d’une dizaine à plusieurs centaines de membres, une
identification et une revendication en tant que groupe", explique
Christoph Vogel, l’un des auteurs de cette enquête. Chercheur à
l’Université de Zurich, il conteste la terminologie "post-conflit"
utilisée notamment dans les milieux diplomatiques pour définir la
situation en RDC. Lui parle d’une alternance entre conflit de basse
intensité et vagues de violences, une situation qui plonge les civils
dans une insécurité permanente aussi bien réelle que perçue. Elle les
empêche de faire des projets de long terme sur le plan personnel et
professionnel, ce qui contribue in fine à la perpétuation de
l’instabilité dans la région. Pour Justine Brabant, le Congo n’a "jamais
été en paix depuis vingt ans".
Pas une simple guerre de minerais
Cette guerre est "mal regardée", dénonce également la journaliste. La
dimension politique du conflit est souvent escamotée. Il est présenté
comme une simple lutte pour l'appropriation des ressources minières de
la région, entre mercenaires assoiffés de sang et d’argent. Ces minerais
comme le coltan sont bien sûr "des facteurs de perpétuation du
conflit", mais "ils n’en sont pas le déclencheur sinon tous les pays qui
en regorgent seraient en guerre", insiste-t-elle. Même appréciation de
Christoph Vogel qui souligne que l’exploitation artisanale des
ressources minières commence avant la guerre, au milieu des années 1980,
quand le Maréchal Mobutu la légalise dans un contexte de grave crise
économique.
Selon Vogel, il est d’ailleurs quasiment impossible de trouver des
mouvements rebelles dont la création procède directement d’une stratégie
d'accaparement des ressources, à de rares exceptions près, comme le
groupe NDC du chef rebelle Shéka, un ancien négociant en minerais. En
général, les richesses du sous-sol congolais sont une source avec
d’autres de refinancement des opérations militaires, alors que
l’économie locale a été profondément déstabilisée. L’agriculture
notamment, qui jouait un rôle fondamental dans la région, devient
extrêmement difficile dans un contexte de conflit. Les populations sont
contraintes de se tourner vers des activités mobiles et de court terme,
délocalisables dès que les combats reprennent, comme l'exploitation
artisanale des mines… La relation de causalité minerais-guerre est donc
inversée.
Plus pertinente, la grille de lecture politique s’articule autour de
deux axes. Le rapport de l’est de la RDC avec le pouvoir central d’une
part, et de l’autre, les rivalités entre États au niveau régional, avec
comme point de départ la tension entre le Congo et le Rwanda après le
génocide rwandais de 1994. Car c’est un des facteurs fondamentaux du
déclenchement de la guerre à partir de 1996. Le Rwanda, qui considère
que l’est de la RDC accueille sciemment d’anciens génocidaires, pilote
des opérations dans la région, aussitôt interprétées par les Congolais
comme des invasions. Puis des groupes armés se forment, soutenus un
temps par Kinshasa car ils jouent le rôle d’une armée de substitution
face aux velléités rwandaises. Avant que les tensions ne reprennent
entre ces groupes armés et le pouvoir central congolais…
Armée et rebelles, les mots piégés
Justine Brabant pousse aussi à repenser la dualité factice entre
militaires et rebelles, en insistant sur les allers-retours permanents
entre armée et groupes dissidents."Pour
rencontrer des chefs insurgés, il m’est arrivé fréquemment de passer
par leurs anciens camarades du maquis qui sont dans l’armée congolaise,
en allant très officiellement faire une demande à l’état-major
provincial", témoigne-t-elle. Ces frontières poreuses s’expliquent par
la relation ambiguë entre les groupes armés et Kinshasa qui, on l’a vu,
est passée du soutien tacite à la défiance envers ces mouvements. Mais
aussi par le mécanisme mis en place pour tenter de rétablir la paix: un
système d'intégration des anciens rebelles à l’armée. Le processus crée
son lot de frustration et de jalousie. Certains héritent d’un grade plus
ou moins factice, sans le poste stratégique et la rémunération qui vont
avec… De quoi reprendre le maquis en attendant mieux.
La journaliste prend l’exemple d’un chef rebelle, qui paraît plutôt favorable à une intégration dans l’armée, mais exige une bien meilleure proposition du gouvernement. Dans l’intervalle, il reste dans le maquis et "envoie quand même de temps en temps une petite roquette sur les positions militaires congolaises…" La stratégie du gouvernement a toutefois évolué depuis deux ans, remarque Christoph Vogel. Les autorités, par crainte d’une fragmentation de l’armée, ont stoppé cette dynamique de récompenses en échange de l’arrêt des combats. Mais comme sa collègue française, le chercheur allemand constate lui aussi sur le terrain qu’il n’y a pas nécessairement d’animosité entre armée et groupes rebelles, avec même parfois une forme de respect pour les engagements "patriotes" ou le courage des uns et des autres.
Des générations dans la guerre
Des combattants maï-maï dans le Sud-Kivu/Justine Brabant |
"Les idéologies de départ des groupes rebelles Mayi Mayi sont plus
lointaines. Les repères se brouillent et se superposent aux biographies
personnelles", abonde Christoph Vogel. Disparaissent aussi des chefs
emblématiques ou des autorités coutumières qui avaient un ascendant sur
leurs troupes et jouaient un rôle de référence pour des combattants dont
les revendications se fragmentent. Justine Brabant décrit Mzee Zabuloni
comme l’emblème d’une génération qui, en 1996, a eu l’impression de
faire face à une série d’invasions rwandaises contre lesquelles il
fallait se battre. Son fils appartient lui à une génération "probablement plus consciente de ce que la guerre peut apporter en
termes de reconnaissances sociales ou de postes politiques et militaires
à la suite d’accords de paix. Ca ne veut pas dire que cette génération
soit plus cynique ou plus opportuniste, mais simplement que ce sont des
gens qui ont grandi avec la guerre, la connaissent bien, et qui savent
ce qu’elle peut apporter dans une vie".
Comment parler du conflit ?
La guerre du Congo est complexe, avec au plus fort des combats près de
dix pays africains impliqués et plusieurs dizaines de groupes armés. Son
traitement médiatique est épisodique et les connaissances du grand
public très parcellaires. Pour autant, cette guerre n’est pas oubliée,
affirme Justine Brabant. Au début des années 2000, elle a été plus
suivie que les guerres civiles du Libéria, estime-t-elle. Plus de 200
ONG sont encore présentes sur le terrain et la MONUSCO, la plus vaste
opération de maintien de la paix de l’ONU, est sur place avec un budget
qui dépasse le milliard de dollars. Mais le conflit a été réduit à une
sordide trilogie: minerais – enfants-soldats – viols, des thèmes à
l’impact médiatique extrêmement fort et utilisés dans les campagnes
humanitaires pour mobiliser des fonds.
Bien sûr, cette triade infernale a sa triste et douloureuse part de
vérité. Mais elle a enfermé le conflit dans un cliché complètement figé
de l’Afrique. En 2010, l’envoyée spéciale de l’ONU pour les violences
faites aux femmes, la Suédoise Margot Wallström a même qualifié la RDC
de "capitale mondiale du viol". "Cette rhétorique est euro-centrée",
dénonce Christoph Vogel, "elle est stigmatisante et renvoie les
Africains à une forme de sauvagerie, en oubliant par exemple que le viol
pouvait aussi être une des armes de la domination coloniale".
Ce discours a également des effets contre-productifs. Justine Brabant
prend l’exemple des cas de fistules, une lésion des organes génitaux des
femmes, qui peut être causée par des actes de violences sexuelles, mais
aussi par un accouchement dans des conditions difficiles. Sur le
terrain, certaines femmes qui souffrent de fistules sans avoir été
violées sont amenées à se déclarer victimes de violences sexuelles pour
pouvoir avoir accès aux soins et aux hôpitaux que les campagnes contre
le viol financent. Dans le livre, des responsables d’ONG reconnaissent
aussi gonfler leurs chiffres pour obtenir des fonds. Bien sûr, puisque
le but est bien de trouver les moyens d’aider les populations civiles,
on peut juger que ces situations ne sont finalement pas si graves, mais
elles posent question.
Reste enfin le bilan de cette guerre. Il n’y a à ce jour aucune évaluation fiable du nombre de victimes de ce conflit. Il a probablement fait plusieurs millions de morts, estime Justine Brabant, qui conteste toutefois le chiffre de sept ou huit millions avancé par certains journalistes pour réveiller l’opinion publique. "C’est une extrapolation d’extrapolation. Cette querelle de chiffres c’est le résultat d’un système médiatique et politique où pour pouvoir mobiliser les gens, il faut être capable de chiffrer la souffrance", regrette-t-elle. Cette guerre du Congo reste probablement la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale et l’un des conflits le plus terribles de notre époque. Cela devrait suffire à tout faire pour y mettre fin.
Pour aller plus loin: “Qu’on nous laisse combattre et la guerre finira”, avec les combattants du Kivu, Justine Brabant, Ed. La Découverte.
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