Serge Michailof, ancien directeur opérationnel de l'AFD |
Le Sahel va-t-il se transformer en un
nouvel Afghanistan ? C’est la question provocatrice que pose Serge
Michailof, ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale et à
l’Agence française de développement (AFD), dans son récent ouvrage Africanistan
(Fayard). Terrorisme, explosion démographique, sous-emploi et
agriculture en déshérence, le tableau qu’il dresse de la région est
inquiétant et aux antipodes d’un discours afro-optimiste béat. Ce
spécialiste du développement réclame un électrochoc aussi bien chez les
bailleurs internationaux que du côté des élites africaines. Relancer
l’agriculture et consolider des États encore bien fragiles nécessitent un
engagement de longue haleine comme il l’explique à L’Afrique des idées.
Votre livre Africanistan
repose sur une comparaison entre la situation en Afghanistan et celle
qui prévaut au Sahel. En quoi ce parallèle est-il pertinent ?
Bien évidemment, le Sahel n’est pas l’Afghanistan. Les différences géographiques et culturelles sont considérables. En revanche les points de similitude sont aussi très nombreux. Je citerai en particulier l’impasse démographique avec des taux de croissance de la population exceptionnels, sans rapport avec la capacité du milieu naturel à soutenir cette population, une agriculture en panne par suite des destructions en Afghanistan mais aussi dans les deux cas de l’insuffisance criante d’investissement publics et une misère rurale dramatique. Mais aussi une absence quasi-totale d’industrie, l’importance croissante des fractures ethniques et religieuses, un État absent dès que l’on quitte les villes, le développement de mafias contrôlant des trafics illicites, la circulation des armes, une expansion de l’idéologie salafiste qui se substitue à un islam autrefois très tolérant, les tentatives de déstabilisation par des groupes djihadistes et enfin le manque dramatique d’emplois pour les masses de jeunes, qui risque de les pousser vers l’économie des trafics ou chez les insurgés. Ce n’est pas rien comme vous pouvez le constater….
Selon vous, le principal défi pour la région est démographique.
Pourquoi et comment réguler les naissances, compte tenu des résistances
religieuses ou traditionnelles ?
La population des pays du Sahel double en gros tous les 20 ans, ce qui
n’est pas tenable. Sur la base des taux de fécondité actuels qui n’ont
pas de raison de changer si aucune action n’est entreprise, le Niger qui
avait 3 millions d’habitants en 1960 en aura 89 millions en 2050 ce qui
est parfaitement impensable au vu de ses ressources agricoles. D’autres
pays pauvres musulmans se sont aussi trouvés dans cette situation, je
pense par exemple au Bangladesh. Il faut s’inspirer des politiques
conduites par ces pays pour lancer des programmes de planning familial
ambitieux. Le problème est essentiellement politique. Un effort plus
poussé d’éducation des filles, et la simple mise à disposition des
femmes de moyens de contraception modernes auraientt déjà un impact
significatif.
Vous signalez à plusieurs reprises que le développement agricole est crucial pour l'avenir du Sahel et qu'il est le grand absent de l'aide internationale. Les principaux bailleurs ont-ils oublié l'agriculture africaine ?
Depuis le départ de Robert McNamara de la Banque mondiale à la fin des
années 1970, les bailleurs extérieurs ont effectivement oublié
l’agriculture. Ils suivent les urgences conjoncturelles et de véritables
modes. Ils ont ainsi lancé l’ajustement structurel dès la fin des
années 1970 pour payer aux banques des dettes non remboursables que l’on
ne voulait pas annuler – ce qui rappelle singulièrement la Grèce
aujourd’hui – puis ils sont passés au tout social avec les Objectifs du
Millénaire pour le développement (OMD) qui, c’est quand même incroyable,
avaient oublié l’agriculture. Maintenant la mode est à la croissance
verte. Au milieu de tout ceci la part de l’aide mondiale affectée à
l’agriculture n’a cessé de décliner depuis la fin des années 1970 et
stagne aujourd’hui à moins de 8 %. La plupart des grands bailleurs ont
laissé disparaître leurs équipes d’agronomes, remplacés par des
économistes qui ne savent pas distinguer un plan de sorgo d’un plan de
manioc.
Non sans anticonformisme, vous considérez que les dépenses de sécurité, pour renforcer l’armée et la police, devraient être intégrées à l'aide au développement. Pour quelles raisons ?
Africanistan, Ed Fayard |
Tout le monde répète comme un disque rayé qu’il n’y a pas de
développement sans sécurité, ce qui est vrai, mais personne ne veut
payer pour cette sécurité. L’une des raisons du désastre en Afghanistan
est que personne ne voulait payer le fonctionnement d’une armée afghane
dimensionnée pour faire face aux talibans, car le Pentagone considérait
qu’il n’avait pas de budget pour cela, l’USAID (l’Agence américaine de
développement) que ce n’était pas son boulot, la Banque mondiale que ses
statuts lui interdisaient pareille chose… Résultat : quand les
Américains ont décidé en 2008 de mettre en place une telle armée, il
était déjà trop tard. Or deux enseignements peuvent être tirés du
désastre actuel dans ce pays. Primo, une armée étrangère se transforme
vite aux yeux de la population en armée d’occupation. La sécurité exige
la reconstruction dans ce type de contexte de tout l’appareil régalien
national, allant de l’armée à la justice et à l’administration
territoriale. Secundo, des États fragiles aux économies faibles ne
peuvent supporter des dépenses de sécurité à la hauteur de menaces
externes telles celles posées aux pays sahéliens par Boko Haram et
l’implosion de la Libye.
Sur le plan politique, vous insistez sur le piège des divisions ethniques et préconisez un système institutionnalisé de partage des pouvoirs entre ethnies ou partis. Comment cela se passerait-il concrètement ?
Ce problème est fondamental et en même temps extrêmement complexe. Ce
que l’on peut dire aujourd’hui
c’est qu’une « démocratie » dans laquelle
un parti ou un groupe ethnique arrivé au pouvoir avec 51 % des votes
mais qui se comporte de manière sectaire vis-à-vis du ou des autres
groupes ethniques ou religieux est profondément instable et a toute
chance de créer des conditions susceptibles de conduire à la guerre
civile. Il n’y a peut-être pas de meilleur exemple que le cas de l’Írak
où la majorité chiite arrivée au pouvoir parfaitement légalement a
ostracisé les sunnites au point que ceux-ci se sont massivement ralliés à
Daesh. Il est donc indispensable de laisser un rôle aux oppositions, de
ne pas la chasser systématiquement de tous les postes, de développer
des contre-pouvoirs et finalement de partager les rentes…
Dans votre ouvrage,
vous êtes plutôt élogieux sur le rôle d'Idriss Déby à la tête du Tchad.
Un pouvoir fort est-il incontournable dans des pays qui restent fragiles
?
Je ne suis pas un inconditionnel de Deby loin de là. Mais on ne peut
espérer diriger un pays aussi complexe et déchiré que le Tchad avec une
main qui tremble. Ceci dit ne me faites pas dire que je suis un partisan
des dictatures dans les pays fragiles. Le Niger et le Mali sont, et
c’est heureux pour ces pays, des démocraties.
Côté français, vous stigmatisez une aide au développement diluée dans le multilatéralisme et qui ne vise plus les pays les plus fragiles. Pourquoi la France serait-elle plus efficace seule qu'avec ses partenaires, comme vous le faisait remarquer il y a deux ans et demi le ministre du développement Pascal Canfin ?
Je ne veux pas être trop critique d’un ministre pour lequel j’ai de
l’estime mais qui était et c’est normal, peu au fait de ces questions et
qui je pense a été mal conseillé. Je lui avais fait une note avec mon
ami Olivier Lafourcade, comme moi ancien directeur opérationnel à la
Banque mondiale. Je pense qu’il était donc difficile de trouver
meilleure expertise sur cette question que celle que nous pouvions
offrir et quand nous lui avons écrit pour lui dire que la Banque
mondiale n’avait aucune expertise particulière sur le Sahel et avait
depuis longtemps dispersé ses experts en développement rural, point
fondamental, il aurait au moins pu nous recevoir et nous écouter. Hors
d’Afrique, la seule expertise disponible sur le Sahel et en particulier
en matière de développement rural dans cette région se trouve en
France, à l’AFD, dans les centres de recherche que sont le CIRAD et
l’IRD et dans les ONG françaises. N’oublions pas que la Banque mondiale
au Sahel a fait d’énormes bêtises, en particulier cette tentative de
démanteler le programme coton monté sur 30 ans par la coopération
française. Là où elle a réussi à démanteler la filière comme au Bénin
regardez le désastre. Là ou elle a heureusement échoué comme au Burkina
voyez aussi le résultat. Cette filière fait vivre au Sahel 15 millions
de personnes.
"Montagnes de problèmes", "probables catastrophes" humanitaire et écologique, “impasse”… Votre ouvrage paraît bien sombre quant à l’avenir du Sahel. N'y a-t-il aucun motif d'espoir ?
Je fais partie de ceux qui pensent comme Toynbee que c’est l’ampleur
des problèmes qui fait que certaines sociétés y font face avec vigueur
et parviennent à les résoudre ou au contraire se laissent submerger par
eux. Mon livre a pour objectif de secouer nos propres élites qui sont
focalisées sur le court terme et perdent toute perspective. Il a aussi
pour ambition de secouer les élites africaines qui croient trop
facilement que les remarquables taux de croissance économique de
l’Afrique depuis 15 ans signifient que le continent est sur la voie de
l’émergence et que ses problèmes seront bientôt derrière lui. Le grand
problème de l’Afrique au XXIème siècle sera celui de l’emploi et de la
stabilité politique et sociale dans un contexte où comme au Moyen Orient
les emplois, sur la base des tendances actuelles, ne suivent pas la
démographie. Mais rien n’est perdu. Chacun sait qu’un problème
correctement posé est partiellement résolu. Mon livre ne manque pas sur
ce plan de propositions…
Parmi ces raisons d'espérer, quel regard portez-vous sur l'alternance au Nigéria et le retour à la stabilité en Côte d'Ivoire, deux pays qui selon vous furent longtemps des locomotives pour toute la région ?
Toute cette période passée au Nigéria sous Goodluck Jonathan et son
chapeau est consternante. Cela peut donc difficilement être pire. Au
moins Buhari est du Nord et ne peut manquer de s’y intéresser, de tenter
d’apporter des solutions au désastre économique et environnemental qui
explique l’essor de Boko Haram. Il va aussi remettre un minimum d’ordre
dans l’armée, y réduire la corruption et tenter de modifier son
comportement au nord. De là à ce que le Nigéria redevienne une
locomotive régionale il y a encore beaucoup à faire dans un contexte où
le prix du pétrole restera pour un bon moment très bas et certaines des
décisions économiques récentes comme les restrictions aux importations
et le refus d’ajuster le taux de change sont plutôt néfastes. Sur la
Côte d’Ivoire je suis plus optimiste. Le tandem Alassane Ouattara –
Daniel Kablan Duncan est d’une grande compétence et l’économie est
repartie. Le problème sera essentiellement le maintien de la stabilité
politique qui suppose après Ouattara la poursuite du deal reposant sur
un partage du pouvoir entre les grands partis.
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