vendredi 25 décembre 2015

Burundi, Congo... L'indifférence, jusqu'à quand ?

Manifestants au Burundi
Aujourd’hui c’est Noël. Et tout le monde ou presque ne pense qu’à Noël. Hier, c’était Star Wars, et tout le monde ou presque ne pensait qu’à Star Wars. Qui pense au Burundi, qui à chaque heure, sombre un peu plus dans la violence ? Au Congo-Brazzaville, où les voix dissidentes ne nous reviennent plus qu’en de lointains échos. Faut-il inexorablement attendre le terrorisme et la guerre pour faire mine de s’intéresser à l’Afrique ? Comment ignorer qu’ils ne sont que les produits de nos indifférences d’hier ?

Tant bien que mal, le petit Burundi avait pourtant réussi à trouver un équilibre politique. C’était les accords d’Arusha, en 2000. Ils mettaient fin, progressivement, à une guerre civile qui avait coûté la vie à plus de 300.000 personnes. Ils établissaient aussi un partage du pouvoir entre la majorité hutu et la minorité tutsi et des principes simples comme la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels.

Ces accords sont aujourd’hui en lambeaux. Après deux mandats, le président Pierre Nkurunziza s’est à nouveau présenté. Coûte que coûte, il s’est accroché à son fauteuil, au prix d’une spirale de violence, d’assassinats ciblés, de journalistes torturés. Depuis fin avril, au moins 400 personnes ont été tuées selon l’ONU, qui à demi-mot reconnaît pourtant que le bilan est sans doute “considérablement plus élevé”.

Il y a deux jours, une énième rébellion armée s’est constituée, les Forces républicaines du Burundi (Forebu). A sa tête, le lieutenant-Colonel Edouard Nshimirimana, qui clame qu’il “va chasser par la force Nkurunziza du pouvoir pour restaurer l’accord d’Arusha et la démocratie”. Menaçante, la présidence burundaise ne prédit “aucun avenir” à ce mouvement rebelle, qui “comme ses prédécesseurs” sera “étouffé dans l’oeuf”.

5.000 soldats de l’Union Africaine sont annoncés pour mettre fin aux violences. Mais quand et pour faire quoi ? Comment les déployer sans l’accord du pouvoir ?

Du côté de la communauté internationale, si tant est que cette drôle d'expression ait encore un sens, les appels à la modération et au dialogue se succèdent depuis des mois, sans effet. Quand bien même les critères ethniques ne recouvrent pas les multiples fractures qui divisent actuellement le pays, les chancelleries sont tétanisées par le fantôme de 1994. Les 800.000 victimes, tutsis et hutus modérés, du génocide rwandais qu’elles n’avaient pu empêcher.

Des appels de la communauté internationale, il y en a, aussi, au Congo-Brazzaville, mais si peu. Le paysage politique y est comme congelé. Le pays visiblement indissociable de son président Denis Sassou Nguesso, revenu au pouvoir par les armes en 1997, après une guerre civile, encore une. Pour 2016, une constitution l’empêchait de s’accrocher au pouvoir. Qu’importe, une autre a été écrite à la hâte et adoptée par référendum en octobre.

Quelques jours avant le vote, François Hollande avait estimé que Denis Sassou Nguesso avait, après tout, tout à fait le droit de consulter son peuple. La France est, il est vrai, un partenaire historique du Congo, où le groupe Total est le principal acteur de secteur pétrolier. Aussitôt critiqué par les ONG et l’opposition congolaise, le président français avait rectifié le tir quelques heures plus tard par un communiqué condamnant toute violence et rappelant l’importance de la liberté d’expression.

Puisque les critiques se font rares, la présidentielle au Congo devrait aussi être avancée. Ce ne sera plus au mois de juillet mais au premier trimestre 2016, espère Denis Sassou Nguesso, qui considère que grâce à sa nouvelle constitution son pays est sur “la voie du renouveau de la République”. Avec cet inattendu changement de calendrier, l’opposition redoute de n’avoir ni le temps, ni les moyens de préparer la campagne, mais qui s’en soucie ?

Certes, les opposants ont depuis longtemps perdu une partie de leur crédibilité. Sans accès aux médias, ni véritable aura au sein de la population, ils sont souvent divisés, sans ressources, exposés aux appels du pied et aux francs CFA de la présidence, qui bénéficie à plein des ressources pétrolières.

Le 20 octobre, des jeunes sont allés dans la rue pour dire au président “Sassoufit”. La répression des manifestations a fait dix-sept morts selon l’opposition. Dix jours après, cette même opposition annonçait des grandes marches dans tout le pays, pour contester les résultats du référendum. Les manifestations ont finalement été annulées sans explication crédible.

Interrogé à Paris, l’écrivain Alain Mabanckou a renvoyé tout le monde dos à dos : le président qui devrait renoncer à s’accrocher au pouvoir, comme l’opposition “qui quand ça a commencé à crépiter s’est cachée et a laissé la jeunesse congolaise sous les balles”. “Aujourd'hui je peux vous parier vu le larbinisme de l'opposition que nous aurons Sassou Nguesso qui va rempiler pour deux mandats”, a-t-il aussi prédit pessimiste.

A Brazzaville, le dramaturge Dieudonné Niangouna n’a lui pas pu s’exprimer ou du moins par sur scène. La douzième édition de son festival Mantsina sur scène, qui rendait hommage au bouillonnant Sony Labou Tansi, est interdite de représentations en salle. Un spectacle déambulatoire aura lieu dans les rues, promet toutefois sa compagnie. Niangouna avait lui aussi clamé “Sassoufit” dans la presse, et il paie sans aucun doute son opposition affichée au maintien au pouvoir du chef.

A Bujumbura comme à Brazzaville, tout est fait pour que rien ne change, pour que les protestations s'évanouissent dans le brouhaha. Ailleurs la situation de ces deux pays comme bien d’autres en Afrique, suscite au mieux une vague indifférence au pire, des réponses toutes faites, pour dire qu’après tout c’est l’Afrique... Comme si “là bas”, plus qu’ailleurs  un président avait le droit de disposer de son peuple à guise, et de faire de son pays son jardin.. Jusqu’à quand ?

mercredi 16 décembre 2015

Alain Mabanckou, écrire pour ne plus se faire voler son enfance

Cet article a paru initialement sur le site de l'Afrique des idées et est disponible ici

L'écrivain congolais Alain Mabanckou
Le grand public a découvert Alain Mabanckou il y a une dizaine d'années avec son truculent roman Verre Cassé et sa casquette vissée sur la tête. Depuis il est devenu une des voix importantes de la littérature africaine et un emblème de la vitalité culturelle du Congo-Brazzaville. Ce petit pays de quatre millions d’habitants est, il est vrai, un terreau fertile pour l’écriture, que l’on songe à Tchicaya U Tam’si ou Sony Labou Tansi dans le passé. Avec son nouveau roman, Petit Piment, aux éditions du Seuil, Alain Mabanckou nous raconte avec délicatesse le parcours d’un enfant ballotté par une société congolaise peu disposée à lui faire une place. Ce récit initiatique prend aussi une dimension politique. L’auteur y interroge la place de l’enfant dans le Congo socialiste des années 70 et dénonce toutes les formes de crispations identitaires. Pour l’Afrique des idées, Alain Mabanckou revient sur ce roman et sur ses inquiétudes quand à la situation politique de son pays

Dans Petit Piment, vous reprenez un personnage récurrent dans la littérature: l’orphelin, l’enfant des rues. Qu’est ce qui vous intéresse dans cette figure ?

C’est un personnage qui me ressemble. Toute la vie il reste en quête d’une famille. La question du père et de la mère est essentielle dans ce livre. J’ai eu la chance de vivre mon enfance avec les deux, mais je les ai perdus par la suite. Cela a créé un vide tel que mes trois derniers livres posent cette question de l’orphelin, de l’absence et du vol de l’enfance par les adultes. Parce que les adultes n’ont jamais assumé le rôle qui était le leur durant l’enfance de cette jeunesse africaine. Celle-ci est désormais perdue, sans repères, sans aucune autre éducation que celle de la rue, de la loi du plus fort. Petit Piment, c’est le prototype de l’enfant africain qui n’a pas eu la chance d’avoir de vrais parents, une vraie éducation et qui désormais ne peut compter que sur la force de son destin qu’il se forge lui-même en posant des actes dans la vie quotidienne.
 
Le livre est d’ailleurs dédié à un enfant dont on se sait pas très bien si il s’agît de vous ou d’un jeune homme que vous avez rencontré au Congo.

 C’est un mélange de tout ça. De moi et d’un personnage que j’ai rencontré qui lui était déjà âgé mais qui voulait vraiment être un personnage de roman car il estimait que la vie y serait meilleure que dans le monde réel.
 
C’est aussi un roman politique sur le Congo socialiste. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

C’était l’endoctrinement, la tenue scolaire identique, les récitations des discours du président de la République. Nous pensions que tout cela était normal, que tous les enfants de la terre devaient aimer leur président comme si il était leur père. Mais il fallait du recul pour comprendre que nous étions dans un système du culte de la personnalité. Et que ce culte de la personnalité a peut être fait plus de ravages que la colonisation dans la mentalité des Africains, parce que ça nous a donné le sens des intolérances, et poussé à considérer que dès qu’on a le pouvoir c’est pour soi-même et pas pour le peuple. Ils voulaient nous voler notre enfance et ils y ont réussi parce qu’on a créé des perroquets, des béni oui oui, une jeunesse qui s’est endormie pendant longtemps et qu’il faut réveiller le plus vite possible.
 
Deux femmes jouent un rôle central dans votre texte, une infirmière dans l’orphelinat, et une mère maquerelle, qui prend Petit Piment sous son aile. Que représentent-elles ?

L’infirmière est une forme de Mère Teresa, elle représente l’adoucissement, l’épaule sur laquelle peuvent se reposer les enfants. La deuxième femme Maman Fiat 500 est une prostituée et dirige dix filles dans la prostitution. C’est l’exemple de la situation dans laquelle on pense qu’il faut lui jeter la pierre mais en réalité, elle sert de lien, prend sous sa protection les enfants des rues, les nourrit. Elle incarne le prolongement de la maternité auprès d’enfants qui souffrent de n’avoir jamais eu de mère. On peut juger la prostitution comme un tas d’immondice, je voulais trouver à l’intérieur une pépite d’or et cette pépite d’or, c’est Maman Fiat 500.
 
ll y a un autre personnage central dans ce livre comme dans vos deux ouvrages précédents, c’est la ville de Pointe Noire, où vous avez grandi au Congo. Comment décririez-vous cette ville aux lecteurs qui ne la connaissent pas ?

Ça fait trois livres que je tourne vraiment autour de Pointe Noire. Je l’avais fait dans Demain j’aurai vingt ans, puis en 2013 dans Lumières de Pointe Noire, et maintenant dans Petit Piment. C’est une sorte de trilogie. Cela rappelle le fait que nos mamans préparaient en général la cuisine sur trois pierres sur lesquelles il y avait la marmite, posée au dessus du feu. J’ai posé trois pierres, et la marmite Pointe Noire est posée sur ces trois pierres. Moi j’ajoute le feu pour faire bouillir quelque chose, remettre en bonne condition. Je ne sais pas encore si il y aura une quatrième pierre et comment j’arrangerai l’installation. Pointe Noire reste le personnage de tous mes romans. Elle est le prototype de la ville africaine, côtière, avec l’océan Atlantique, le chemin de fer Congo-Océan, un centre-ville très européen, des quartiers populaires et une grande artère qui coupe la ville en deux et qui s’appelle l’avenue de l’Indépendance, dans un pays qui paradoxalement n’a pas l’air indépendant. Quand on a visité Pointe Noire, on a visité beaucoup de capitales africaines.
 
La ville a aussi une dimension mystérieuse, difficile à appréhender au premier regard…

Pointe Noire a l’habitude de cacher son passé. Elle est tentaculaire et ne se livre pas facilement. Quand vous arrivez, il faut traverser tout le centre ville pour aller dans les quartiers populaires. Ce sont des enchevêtrements qu’il faut connaître. Dans un quartier comme le Rex ou le quartier Trois-Cents, si vous ne faites pas attention, vous vous perdez dans les sinuosités. C’est une ville dont il faut découvrir les mystères. Elle est comme une tortue. Dès qu’elle voit venir un étranger, elle rentre sa tête dans sa carapace. Si l’étranger ne fait pas attention, il va prendre la carapace pour une pierre et marcher dessus.
 
Dans Petit Piment, vous racontez aussi une opération pour renvoyer les prostitués dans leur pays d’origine, le Zaïre. Ce thème fait écho à une vague d'expulsions lancée par les autorités de Brazzaville en 2014. Est-ce votre manière de la dénoncer ?

Quand j’écrivais le livre, j’ai lu avec exaspération la chasse aux “Zairois”. Ca m’a révolté, indigné. J’ai trouvé aberrant que les Congolais de Brazzaville chassent les Congolais de Kinshasa. Parce que après tout, nous sommes un peuple avec la même culture, la même langue, la même civilisation. Se chasser les uns les autres c’est faire le jeu des anciennes puissances coloniales qui ont établi les frontières que nous avons. Ca a été un choc de voir mon pays capable de faire ça. Si la France faisait ce genre de choses, on dirait aussitôt que c’est une politique d’extrême droite.


Stylistiquement, Petit Piment ne prend-il pas une forme plus classique que vos précédents textes. Il semble davantage porté par le récit et les personnages que par la truculence qu’on pouvait lire dans Verre Cassé…

Chaque roman doit avoir sa texture. Le pire pour un écrivain c’est de vouloir écrire le même roman, parce qu’on pense avoir trouvé la recette. Il faut se laisser porter par la voix des personnages. Dans Petit Piment, il y a plusieurs voix. La voix de la description, car il faut bien expliquer l’itinéraire de quelqu’un, son destin. Puis dans une deuxième partie, il y a une autre voix, quand le personnage arrive dans les quartiers populaires et commence à perdre la raison. Là on retrouve l’absurde et des situations cocasses qui rappellent des romans que j’avais écrit avant. Je laisse toujours marcher les personnages. Il y a toujours une route même si dans Petit Piment, elle est peut être en train de se transformer en impasse.  
 
En parlant d’impasse, vous vous êtes exprimé publiquement sur la situation politique de votre pays pour demander à votre président de ne pas s’accrocher au pouvoir. C’est une des premières fois que vous prenez position aussi clairement. Pourquoi maintenant ?

Parce que j’ai senti un appel du peuple congolais et de la jeunesse. Avant c’était juste quelques personnes de la diaspora qui voulaient ma voix. Mais je ne parle jamais au nom des intérêts de quelques individus. Et je ne suis pas candidat à quoi que ce soit. Je ne parle qu’en tant qu'écrivain et en tant que Congolais. Si on devient comme l'ambassadeur de son pays à l'étranger, il faut le faire quand vous sentez que les fondements de la nation sont en train de trébucher. Dans l'intérêt du Congo-Brazzaville, le président Denis Sassou Nguesso ne doit pas se représenter pour un autre mandat. Je pense qu'il faut qu'il favorise une transition vers une nouvelle génération. Mais l'opposition congolaise est l'opposition la plus bête au monde, je m'excuse de le dire, parce que elle ne sait pas ce qu'elle veut, elle vit aux dépens du gouvernement donc sa parole n'est pas forcément légitime. En disant au président Sassou Nguesso de ne pas se présenter, je ne donne pas un chèque en blanc à cette mauvaise opposition pour qu’elle aille squatter le pouvoir. Je voudrais que mon pays puisse trouver les moyens de porter au pouvoir une nouvelle génération qui n'a jamais été corrompue par le système.
 
Mais que faire aujourd’hui. Si on ne passe pas par l’opposition, par qui passer ?

L'opposition a pris en otage la jeunesse congolaise. Elle a menti, elle a fait croire que son heure était venue de gouverner. Ils ont emmené les jeunes dans la rue, et quand ça a commencé à crépiter l'opposition s'est cachée et a laissé la jeunesse congolaise sous les balles. L'opposition est complice du manque de transition au Congo-Brazzaville, elle est peut être pitoyable dans ce sens là. Si il y a une élection présidentielle je m'exprimerai. Si on arrive encore à imposer aux Congolais par la peur, par les armes, un régime dictatorial qui va encore prendre des années, le monde entier prendra date. Mais chaque chose a une fin, nul n'est immortel sur cette terre, vous pouvez gouverner comme vous voulez mais à un moment donné l'âge naturel va vous faire défaut.
 
Le président Sassou Nguesso a-t-il fait du mal à votre pays ?

Je ne juge pas le président Sassou Nguesso mais dans son intérêt je pense qu'il devrait prendre la posture du sage et pousser à la transition. Il y a des choses qui se sont faites dans ce pays, on ne peut pas le nier. Mais après trente ans, il y a quand même la fatigue et l’usure du pouvoir. Ce n'est plus le président qui gouverne mais c'est un clan qui profite. Trente ans au pouvoir, c'est trente ans de privilèges, d'entourage, d'un clan qui est en train de manger ce que le peuple aurait pu manger. Je crois que le changement de la constitution a été fait pour le maintenir au pouvoir. Aujourd'hui je peux vous parier vu le larbinisme de l'opposition que nous aurons Sassou Nguesso qui va rempiler pour deux mandats.
 
Certains Africains vous reprochent de plaire davantage aux lecteurs blancs et de ne pas être lu en Afrique. Cette critique vous touche-t-elle ?

Cela ne m’affecte pas car 99,9% des gens qui le disent ne m’ont jamais lu. Ca vient souvent de la diaspora, des gens qui sont coupés des réalités africaines. Est-ce qu’ils savent que je suis au programme dans les collèges et les lycées au Bénin ? Que je suis étudié dans les universités africaines ? Ou que les Ponténégrins se disputent Lumières de Pointe Noire… Dire qu’on écrit pour les blancs, c’est idiot, c’est une forme de fondamentalisme et d’intégrisme. Cela vient de gens qui veulent tout expliquer par la couleur de peau. C’est hors de ma conception. Je n’aime pas expliquer mon existence parce que je suis noir ou parce que mon peuple a subi l’esclavage ou la colonisation. J’explique mon existence par les actes que je pose au présent en évitant de commettre les mêmes erreurs que dans le passé. Je suis noir, j’en suis fier. Je suis Africain, je ne l’oublie jamais. Mais je suis aussi quelqu’un qui vit avec les autres et la place et la vie des autres m’intéressent. Je voudrais être un écrivain qui sans cesse est en train d’ouvrir les portes et les fenêtres et non les fermer. Ceux qui veulent entrer dans ma maison, ils sont les bienvenus, ceux qui veulent entrer dans les maisons où ils s’enferment à clé, tant pis pour eux, le monde continuera avec ceux qui ont l’art d’ouvrir les fenêtres.

jeudi 19 novembre 2015

François Hollande, "rattrapé par la Realpolitik en Afrique"

 Article paru initialement sur l'Afrique des idées et disponible ici

François Hollande/La Découverte
Qui pouvait penser que François Hollande ferait des dossiers africains l’une des priorités de sa politique étrangère et militaire ? Avant de devenir président, il se rend le moins possible sur un continent dont il se méfie. Il délaisse les enjeux africains pour cultiver son ancrage local corrézien, et se concentrer sur les questions économiques et sociales qu’il affectionne. C’est donc un homme plutôt neuf qui arrive à l’Elysée en mai 2012, après avoir promis comme d’autres de “rompre avec la Françafrique”. Très vite, face à la montée de la menace djihadiste au Mali, c’est pourtant sur ce terrain africain que François Hollande va prendre parmi les décisions les plus cruciales de son mandat en engageant les troupes françaises. Quelques semaines après l’intervention au Mali, il décrit même son accueil triomphal à Bamako, comme la journée “la plus importante” de sa vie politique. Dans Hollande l’Africain, paru en octobre aux éditions La Découverte, le journaliste de RFI Christophe Boisbouvier raconte avec minutie cette conversion à l’Afrique, et combien, au nom de ses intérêts économiques et sécuritaires, la France peine à échapper à ses traditionnelles alliances avec des régimes contestables.

Vous écrivez que François Hollande a longtemps joué à cache cache avec l'Afrique, pour quelles raisons ?

Ch. Boisbouvier: Parce ce qu’il estimait qu’en Afrique “il n’y a que des coups à prendre”. C’est ce qu’il dit en 1998 au “Monsieur Afrique” du Parti socialiste, Guy Labertit, un an après avoir pris les rênes du PS. François Hollande a été marqué par les scandales de la Françafrique, notamment celui des diamants de Bokassa, qui a contribué à la défaite de Valéry Giscard d’Estaing en 1981. Pendant longtemps, pour lui, aller en Afrique, c’était prendre le risque d’être accueilli par des potentats, de recevoir des cadeaux compromettants et de se salir les mains. En tant que premier secrétaire du PS, il ne met pratiquement jamais les pieds en Afrique. Il n’accompagne pas le premier ministre Lionel Jospin quand il se rend au Sénégal et au Mali en décembre 1997.

En quoi sa relation avec Laurent Gbagbo marque-t-elle un premier tournant ?

Malgré sa méfiance forte vis-à-vis du continent, François Hollande, en tant que patron du PS, va être obligé de prendre position sur les dossiers africains, où la France est très attendue. D’autant plus, qu’il devient en 1999, le vice-président de l’Internationale socialiste. Il va nouer des relations de camaraderie avec les chefs des partis socialistes africains comme Laurent Gbagbo, qui dirige le Front populaire ivoirien et est un grand ami du député PS Henri Emmanuelli. Il se laisse entraîner dans une relation assez étroite, avec des communiqués de soutien catégorique à Laurent Gbagbo, en 2000, au moment de la présidentielle.

Avant de rompre 4 ans plus tard…

En 2002, il y a une insurrection dans le nord de la Côte d’Ivoire et le pays est coupé en deux. Peu à peu on va découvrir que des assassinats ont lieu contre les rebelles présumés, perpétrés par ce qu’on appelle “les escadrons de la mort” du président Gbagbo. François Hollande est alerté par plusieurs socialistes, et par l’Ambassadeur de France, Renaud Vignal, rappelé à Paris, pour ses relations exécrables avec le régime ivoirien. A son retour, le diplomate fait un compte rendu incendiaire de la situation qui a beaucoup de poids sur François Hollande. C’est le début d’un grand froid. François Hollande décide de rompre définitivement fin 2004 et l’affaire ne fait que renforcer ses préjugés sur l’Afrique.

Vous décrivez avec précision l’entrée en guerre au Mali. Comment expliquez-vous que François Hollande ait revêtu avec une telle célérité le costume du chef de guerre une fois à l’Elysée ?
Il a une phrase forte quand il se rend au Mali trois semaines après le début de l’intervention française: “Je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique”. Elle trahit d’abord la blessure d’un homme qui jusqu’à son élection a longtemps été considéré comme un mou, et un “flanby”, un dessert gélatineux… Il veut montrer qu’il n’est pas celui qu’on croit, qu’il est capable de prendre des décisions fortes. Il estime aussi profondément que la France a une responsabilité historique. C’est un gaullo-mitterrandiste qui veut maintenir la France dans le club des grandes puissances qui ont le droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU. Il veut prouver qu’elle est une grande nation qui prend ses responsabilités quand l’Afrique l’appelle.

La France a-t-elle exagéré la menace djihadiste au Mali pour justifier sa guerre ?

Je ne dirais pas qu’elle l’a exagérée, mais elle a dramatisé l’enjeu. François Hollande sait qu’il faut gagner la bataille de la communication et de l’opinion publique à la fois en France et en Afrique. Il insiste donc sur la menace sur Bamako, ses deux millions d’habitants et 6000 ressortissants français. En fait, quand François Hollande prend la décision d’intervenir, personne ne sait ce que les djihadistes veulent vraiment faire. Une seule certitude, ils ont bougé. Mais on ignore si leur objectif est le centre du pays dans la région de Sévaré ou si ils veulent pousser jusqu’à Bamako. C’est dans une situation de doute et d’interrogation tactique que François Hollande décide d’intervenir.

Est-ce parce qu'elle était opposée à l'intervention française au Mali qu'une ancienne ministre malienne de la culture Aminata Traoré s'est vu refuser un visa pour la France ?

Sans doute.

Outre François Hollande, parmi les personnages centraux de votre livre, il y a le président tchadien Idriss Déby. En quoi leur relation est-elle emblématique de l'évolution de la politique africaine du président français ?

Car Idriss Déby est un des chefs d’Etat africains dont François Hollande se méfie le plus, à cause de “l’affaire Ibni”. Du nom de Ibni Mahamat Saleh, un des leaders de l’opposition tchadienne, proche de l’internationale socialiste qui disparaît en février 2008 dans les geôles tchadiennes. A l’époque, le PS français a des positions très dures contre le régime dont il met en cause la légitimité. Deux députés Jean-Pierre Sueur et Gaëtan Gorce organisent un débat à l’Assemblée nationale en mars 2010.

Jusqu’à son arrivée au pouvoir, François Hollande considère que le régime tchadien n’est pas fréquentable. Pendant les six premiers mois, les relations sont très mauvaises. Idriss Déby ne vient pas à Kinshasa au sommet de la francophonie, où se rend le président français. En décembre 2012, il est reçu pour la première fois à l’Elysée mais les relations restent glaciales. Tout change en janvier, Déby propose les services de son armée pour la bataille des Ifoghas au Nord-Mali. Désormais, les deux pays ont une alliance militaire et stratégique contre un ennemi commun…les djihadistes.

La communication des autorités françaises en deux temps sur le référendum au Congo, qui pourrait permettre au président Sassou Nguesso de s’accrocher au pouvoir, est-elle une autre illustration des atermoiements français ?

Un pas en avant, deux pas en arrière. Dans sa politique africaine, François Hollande zigzague comme il l’a fait pendant onze ans à la tête du parti socialiste sur d’autres dossiers. Un coup, il se prononce contre le principe du 3e mandat de Denis Sassou Nguesso et un autre coup il semble donner son feu vert au président congolais quand il prépare son référendum pour en briguer un. Autre exemple, ses tournées en Afrique. Quand il rend visite à un autocrate, il prend le soin d’aller d’abord chez un chef d’Etat élu démocratiquement. Avant d’aller à Kinshasa chez Joseph Kabila, il va voir le Sénégalais Macky Sall, avant de se rendre au Tchad chez Idriss Déby, il va chez Mahamadou Issoufou au Niger. C’est un équilibriste permanent.

François Hollande a-t-il rompu avec la Françafrique comme il le promettait dans un de ses engagements de campagne ?

Il a essayé de rompre avec la Françafrique de l’argent et du clientélisme, et de mettre fin à l’influence des visiteurs du soir sur la politique africaine, des gens comme Robert Bourgi ou Patrick Balkany qui intervenaient encore pendant les présidences de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Jusqu’à preuve du contraire, François Hollande a plutôt réussi sur ce plan là. En revanche il n’a pas rompu avec la Françafrique institutionnelle, celle des bases militaires et du franc CFA. La France est encore le gendarme de l’Afrique, notamment au Sahel. Enfin, malgré les promesses de Dakar en octobre 2012, il reste des réseaux, peut être plus de réseaux clientélistes mais des réseaux personnels. Ceux qui datent de l’Internationale socialiste. François Hollande et Alpha Condé par exemple échangent régulièrement des SMS sur leurs anciens téléphones personnels. Le président guinéen en profite probablement. Il peut obtenir un rendez-vous à l’Elysée en trois jours et contourner le protocole. Dans une tribune au journal Le Monde, un proche de Hollande, l’avocat de gauche Jean-Paul Benoit avait tiré la sonnette d’alarme et réclamé une politique plus équilibrée en Guinée.

Pourquoi ces hésitations entre realpolitik et droits de l’homme vous surprennent-elles ? N’est-ce pas un classique de la politique étrangère ?

On peut être cynique et penser que les responsables politiques sont tous les mêmes, que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Mais François Hollande a vraiment manifesté un désir de renouveau au départ comme l’illustrent les choix d’Hélène Le Gal et Thomas Melonio pour la petite cellule africaine de l’Elysee, et de Pascal Canfin comme ministre du développement. Hélène Le Gal est une diplomate jeune qui n’a pratiquement pas de passé africain ni de relations personnelles avec les chefs d’Etat, c’est d’ailleurs sans doute pour cela qu’elle a été choisie. Thomas Melonio, c’est encore mieux, c’est un idéologue, qui a un écrit un petit fascicule quand il travaillait sur les questions africaines pour le PS. Il y posait clairement la question du maintien des bases militaires françaises et du franc CFA. Aujourd’hui un officier d’état-major français relirait ce texte avec effroi. Quant à Pascal Canfin, c’est un écologiste spécialiste de la lutte contre les trafics financiers, notamment entre le Nord et le Sud, et il a obtenu un ministère du développement important. Donc François Hollande n’a pas voulu faire comme tout le monde au début, il avait une vraie volonté de changement. Mais à l’épreuve des faits, la Realpolitik l’a rattrapé.

Helène Le Gal et Thomas Melonio avalent-ils des couleuvres aujourd’hui ?

Il faudra leur demander… Je pense qu’ils vous diront que le présence militaire française n’est plus une présence politique mais relève d’opérations extérieures, des OPEX contre les djihadistes. Que les troupes ne sont plus des forces de présence comme dans les bases de Libreville ou de Djibouti qui voient leurs effectifs diminuer. Ils souligneront aussi sans doute que même si il n’y a pas eu de rupture fondamentale, il y a une forme de normalisation des relations françafricaines.

Votre livre est dédié à Ghislaine Dupont et Claude Verlon, journaliste et technicien à RFI, assassinés au Nord-Mali en novembre 2013. Où en est l’enquête ?

Elle est au point mort. D’abord parce que l’entraide judiciaire entre Paris et Bamako ne fonctionne pas bien. Il y a eu des commissions rogatoires internationales mais les retours sont décevants. Le président malien nous a expliqué que les recherches demandent une expertise que n’ont pas les juges et les policiers maliens, et qu’il faudrait une entraide technique avec Interpol, l’Union européenne… C’est un argument que nous pouvons entendre. Mais il y a aussi un blocage en France. Le juge Marc Trévidic qui était en charge du dossier a fait une demande de déclassification de documents “secret défense”. Le Ministère de la Défense n’a rien fait et n’a même pas saisi la commission consultative du secret de la défense nationale, qui doit simplement donner son avis. C’est d’autant plus choquant que le 24 juillet, François Hollande a reçu les familles et promis que tous les documents demandés seraient déclassifiés. Nous attendons toujours… Et on se demande si l’armée française n’a pas quelque chose à cacher.

mercredi 2 septembre 2015

Trois dimanches, cinq élections : un octobre africain

Article paru initialement sur Terangaweb et disponible ici


Un électeur guinéen en 2010
Trois dimanches chargés attendent les passionnés de politique africaine en octobre prochain. Trois jours pour pas moins de cinq élections présidentielles sur le continent, complétées de surcroît par des législatives dans certains cas. Le Burkina Faso et la Guinée ouvrent le bal le 11 octobre. Une présidentielle est ensuite annoncée en Centrafrique le 18. Les électeurs ivoiriens et tanzaniens se présenteront eux dans les bureaux de vote la semaine suivante, le 25 octobre. Cinq scrutins, qui chacun à leur manière ont une saveur particulière. 


C’était déjà un jour d’octobre, il y a près d’un an, que les Burkinabè se soulevaient pour chasser du pouvoir Blaise Compaoré et ses velléités de présidence à vie. En quatre jours, le peuple du Faso inscrivait ainsi son nom tout en haut d’une page d’histoire, peut-être en train de s’écrire sur le reste du continent. Celle où un chef d’État ne gagne pas automatiquement le droit de se porter candidat à sa propre succession, et où le multipartisme ne ressemble plus à une façade où prospèrent les entreprises politiques personnelles des uns et des autres.
C’est donc peu dire que la présidentielle burkinabè est très attendue après une transition d’un an. Son bon déroulement sonnerait comme un message d’espoir pour ceux qui au Rwanda, au Congo-Brazzaville ou en RDC, s’opposent à la reconduction de leur président pour un troisième mandat, ou pour les Burundais qui ne veulent pas se résoudre à accepter la réélection controversée de Pierre Nkurunziza. A l’inverse, un scrutin raté, même à moitié, ferait le jeu de tous ces dirigeants qui se présentent comme les incontournables garants de la stabilité et la paix. Et il y a déjà comme un mauvais signal, à moins de deux mois du vote. Le choix des autorités de transition d’invalider les candidatures aux législatives d’anciens cadres du régime Compaoré, au nom de la constitution, ressemble à un premier accroc sur les voies de la réconciliation.
En Guinée, après des mois de désaccord, le pouvoir et l’opposition ont enfin trouvé un compromis sur les dossiers aussi sensibles que la composition de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) – qui devrait bientôt accueillir deux nouveaux représentants de l’opposition – l’organisation des élections locales, ou le réexamen du fichier électoral. Prudence, affirment malgré tout certains responsables politiques, qui redoutent des délais trop courts pour permettre aux autorités de respecter leurs engagements.
Quoi qu’il en soit, le 11 octobre, comme lors de la présidentielle “historique” de 2010, le duel au sommet devrait opposer Cellou Dalein Diallo et son UFDG, à Alpha Condé, qui depuis a passé cinq ans à la présidence. La crainte, ce sont de nouveaux épisodes de violences, comme ceux qui surviennent régulièrement en Guinée quand il s’agit d’élections, à l’image des incidents meurtriers d’avril et mai dernier lors des manifestations de l’opposition. L’autre inquiétude c’est encore un raidissement sur des bases ethniques avec d’un côté les Peuls rassemblés derrière Cellou Dalein Diallo et de l’autre les Malinké avec Alpha Condé. Pour cette présidentielle, Cellou Dalein Diallo a scellé une alliance électorale opportuniste mais ambiguë avec l’ancien chef de la junte Moussa Dadis Camara, qui pourrait lui apporter des voix de sa région d’origine, la Guinée forestière. Un geste surprenant quand on sait que des partisans de l’UFDG faisaient partie des victimes des massacres du 28 septembre 2009, pour lesquels Moussa Dadis Camara a été inculpé il y a quelques semaines.
Une présidentielle le 18 octobre en RCA ?
Le premier tour de présidentielle centrafricaine pourra-t-il avoir lieu la semaine suivante ? Certains observateurs ou des responsables politiques comme le candidat déclaré Crépin Mboli Goumba n’y croient guère. Après deux ans et demi de crise, la Centrafrique reste un Etat “failli” où la plupart des services publics sont à terre. Y organiser des élections dans de bonnes conditions relève du défi, et le mot est faible. D’autant que de nouveaux affrontements entre chrétiens et musulmans ont eu lieu ces derniers jours à Bambari, dans le centre du pays, faisant au moins une quinzaine de morts. Il faudra ramener le calme, aller au bout d’un recensement électoral difficile, trouver les fonds nécessaires au scrutin, établir le fichier électoral et comment faire voter les réfugiés qui ont fui le pays pendant les violences. Soit près de 500 000 personnes dont un peu moins de la moitié d’électeurs potentiels. La communauté internationale s’accroche pourtant à ce calendrier électoral comme à une bouée de sauvetage et son respect est la mission numéro 1 assignée aux autorités de transition. En attendant les candidats se bousculent, dont l’ancien président François Bozizé, des ex-premiers ministres comme Martin Ziguélé, Nicolas Tiangaye ou Anicet Dologuélé… pour un scrutin censé permettre de tourner la page.
La Côte d’Ivoire a quant à elle retrouvé sa tranquillité et son allant économique. Fort de ces résultats, Alassane Ouattara rêve de se faire réélire dans un fauteuil. Une présidentielle apaisée et crédible le 25 octobre servira en tout cas à tenter d’oublier le traumatisme du scrutin précédent et des quelque 3 250 personnes qui ont perdu la vie pendant la crise post-électorale et les affrontements fratricides entre pro-Gbagbo et pro-Ouattara. La société civile ivoirienne vient d’ailleurs de rendre publique une charte qu’elle souhaite faire signer à tous les candidats pour qu’ils s’engagent à une élection sans violence. La quasi-totalité des figures de la vie politique ivoirienne devraient la parapher parce qu’à peu de chose près, ils sont tous sur la ligne de départ : Ouattara bien sûr, mais aussi Pascal Affi Nguessan, Charles Konan Banny, Kouadio Konan Bertin (KKB) pour ne citer qu’eux… Des rivaux qui se présentent donc divisés face à un chef de l’État qui se sent fort.
Le modèle tanzanien
Enfin la Tanzanie aura elle aussi droit à une présidentielle le 25 octobre. Une élection inédite entre d’un côté le ministre des Travaux Publics John Magufuli, vainqueur surprise de la primaire au sein du parti au pouvoir, et de l’autre côté l’ancien premier ministre Edward Lowassa. Défait pendant la primaire, Edward Lowassa a réussi une jolie manœuvre puisqu’il a tout simplement changé de camp pour devenir le chef de file de l’opposition, dont il sera le candidat unique. A l’approche du scrutin, on retiendra surtout le passage de relais du chef de l’État Jakaya Kikwete, qui conformément à la constitution, ne brigue pas un troisième mandat. La Tanzanie fait figure de modèle puisqu’aucun président n’y a tenté un quelconque tripatouillage électoral pour s’accrocher au pouvoir.
Cinq présidentielles donc après lesquelles courront les journalistes et les observateurs, happés par les soubresauts de l’actualité et son temps forcément trop court. Aura-t-on le recul nécessaire pour voir que 2014, 2015 et 2016 pourraient bien ressembler à un tournant de la politique africaine, comme le furent les années 1990 et les grandes conférences souveraines, préludes à la démocratisation.
Il y a déjà eu une révolution au Burkina Faso, une alternance paisible au Nigéria. Il y a maintenant une série d’élections qui se profilent et peuvent chacune incarner un symbole fort pour leur peuple et les dirigeants de la région. L’ouverture au multipartisme des années 1990 s'est malheureusement conclue par un grand espoir déçu. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ?

mercredi 1 juillet 2015

Comment "réinventer" la politique africaine de la France ?

Entretien paru initialement sur l'Afrique des idées et disponible ici

Le député PS Philippe Baumel
C’est un portrait sans concession de la politique française en Afrique que brossent les députés Philippe Baumel (PS) et Jean-Claude Guibal (UMP) dans leur récent rapport parlementaire sur « 
La stabilité et le développement de l’Afrique francophone ». Soyons lucides, réclament-ils d’abord ; extrême pauvreté, mortalité infantile, absence d’infrastructures et secteur éducatif en crise : malgré la démographie galopante, la situation de l’Afrique est bien loin du discours afro-optimiste à la mode. Et dans ce contexte difficile, la politique française a en partie échoué, se réduisant de plus en plus, à des réactions militaires de dernière minute, au cœur de la crise, quand il aurait fallu, en amont, une politique de développement beaucoup plus ambitieuse. Corsetée dans ses vieilles habitudes, la France a bien du mal à tourner la page de ses amitiés anciennes, regrettent-ils. Elle passe à côté du bouillonnement des jeunesses africaines, qui de Ouagadougou, à Bujumbura, réclament davantage de démocratie. Pour L’Afrique des Idées, le député Philippe Baumel a accepté de présenter quelques-unes des pistes qu’il appelle de ses vœux pour redéfinir la stratégie française en Afrique.



“La politique africaine de la France est à réinventer”, écrivez-vous dans votre rapport. Par où commencer ce vaste chantier ?
Compte tenu des moyens dont on dispose, on ne peut pas agir sur tous les secteurs, il faut définir des priorités. La France, au sein du concert des nations, pourrait particulièrement cibler les problématiques de santé et d’éducation. C’est déjà en partie le cas, mais ces objectifs ne sont pas complètement tenus et ils ratent parfois complètement leur cible. Sur les questions de santé, on met les moyens les plus importants sur la lutte contre le sida. Mais quand vous regardez de près les statistiques délivrées par l’OMS, vous vous apercevez que les Africains ne meurent pas en priorité du sida. Ils meurent d’abord d’autres maladies, comme le paludisme, ou à cause de la mortalité infantile sans lien avec le sida. Il faut cibler ce qui touche véritablement les Africains, plutôt qu’une maladie, certes pandémique et très importante, mais qui n’est pas la première des priorités. Sur l’éducation, nous répétons depuis plusieurs années qu’on doit mettre le paquet sur l’éducation de base. Pourtant l’année dernière nous ne lui avons consacré que 439 000 euros. Sur un budget total d’aide publique au développement de plus de 8 milliards d’euros, avouez que ce n’est pas terrible…. Dès lors, comment faire progresser la pratique du français ! Il faut mieux définir les objectifs mais surtout mieux les tenir, pour ne plus rater la cible comme on le fait aujourd’hui.
Vous souhaitez aussi que la France revienne davantage à des actions bilatérales, mais a-t-elle les moyens d’agir seule ?
Le problème aujourd’hui, c’est que l’argent que met la France sur un certain nombre de programmes internationaux n’est pas identifié. Sur le terrain, les Africains ont le sentiment que la France n’est plus dans le paysage, qu’elle est invisible alors qu’elle continue à payer de nombreuses opérations, pour des objectifs souvent médiocrement tenus. On ne veut pas se retirer complètement des actions multilatérales, mais il faut agir plus directement dans certains domaines. D’autant que je n’ai pas le sentiment que les dispositifs multilatéraux soient toujours évalués de façon optimale et que les décisions prises soient toujours concertées avec l’ensemble des co-financeurs. Il faut donner du sens à notre intervention publique en matière de développement et cela passe par un retour à une forme de bilatéralisme.
La politique africaine de la France est-elle trop militarisée ?
Attention, je considère que l’intervention militaire de la France a été ces derniers mois l’honneur de la France en Afrique. Lorsqu’il y a urgence pour restaurer la sécurité de peuples menacés par l’absolutisme ou la barbarie, il est heureux que la France intervienne. Ce que je regrette, c’est qu’elle soit la seule à intervenir et surtout, qu’avec des interventions trop durables dans le temps, l’opinion africaine se retourne et considère progressivement que la présence militaire française est une forme d’armée d’occupation. La sécurité est assurée mais s’il n’y a pas de véritables programmes de restauration de l’État, de l’économie et de la société dans son ensemble, on ne s’attaque pas aux racines du mal. Il faut faire attention à la durée de nos interventions et essayer de les faire partager au niveau européen. Il faut être à plusieurs pour gérer l’aspect militaire des choses mais surtout pour le post-militaire. La France ne peut pas se contenter de réagir dans l’urgence, il faut qu’elle soit à l’initiative d’actions en profondeur, avec des politiques de développement renouvelées, qui vont nous éviter de nous retrouver dans une situation de crise. Pourquoi un certain nombre de gens se tournent vers Boko Haram ou l’extrémisme religieux, c’est parce qu’ils ne trouvent pas de place dans la société, qu’ils sont dans la misère, et que le religieux devient leur seule perspective.
Le ministre de la Défense, Jean -Yves le Drian, est-il trop influent auprès des chefs d’État africains ?
Non. C’est bien normal qu’il soit sur le théâtre des opérations quand il y a des interventions miliaires. Mais il faut restaurer une stratégie politique vis-à-vis des États africains. C’est pour cela que nous proposons la création d’un ministère du développement de plein exercice, au même niveau que le Quai d’Orsay, pour avoir un outil d’anticipation, qui définit une politique de développement contrôlée par le Parlement, avec chaque année un arbitrage politique et budgétaire. La décision politique est aujourd’hui éparpillée, entre de nombreuses agences, sur lesquelles le Parlement n’a aucun contrôle. Cela n’aurait rien à voir avec l’ancien ministère de la coopération. S’il y avait une comparaison à faire, c’est plutôt avec ce que font les Anglais depuis plusieurs décennies avec un ministère du Développement de même niveau que celui des Affaires étrangères.
La diplomatie française vous semble-t-elle déconnectée des réalités de la jeunesse africaine ?
Lors de notre mission au Cameroun, nous avons rencontré des jeunes diplômés qui avaient étudié en France puis fait le choix du retour. Sincèrement, c’était accablant. Sur la trentaine de diplômés, deux seulement avaient trouvé leurs places dans le pays. Les autres étaient désespérés malgré la réussite de leurs études réalisées avec le soutien de bourses françaises. Certains nous disaient qu’ils en arrivaient à regretter d’avoir étudié en France et d’être rentrés. Cela signifie que nous devrions aussi avoir comme mission de faciliter la réinsertion de ces jeunes dans le tissu social et économique local, pour qu’ils soient utiles au développement de leurs pays. Il faut savoir s’appuyer sur eux, développer des réseaux. Il y a à peine un an que le Ministère des Affaires étrangères a décidé de constituer un réseau complet des jeunes Africains, diplômés en France, et qui repartent dans leurs pays. C’est très pertinent. Quand on recherchera des ressources humaines on saura à quelles portes frapper et comment constituer des réseaux utiles.
Faut-il faire évoluer les relations avec certains chefs d’État, partenaires traditionnels de la France. Dans votre rapport, on peut lire par exemple qu’il faut préparer l’après Biya au Cameroun…
Il ne faut pas jeter l’anathème sur les uns ou sur les autres. Pas plus au Cameroun qu’ailleurs. Le Cameroun est un faisceau de réalités, qui relèvent du poids de l’histoire, et qu’on retrouve dans d’autres pays quel que soit l’âge du président. Je pense surtout qu’il faut sortir de cette relation de président à président, trop personnalisée. C’est la meilleure façon de masquer les véritables réalités économiques et sociales. Il faut savoir entretenir des liens directs avec les acteurs de la société civile, être sensible à ce qu’ils nous disent, à la façon dont ils vivent.
La France doit-elle davantage se faire entendre sur les droits de l’homme, vous citez plusieurs arrestations récentes en RDC notamment… ?
En Afrique comme ailleurs, je crois que le message sur les droits de l’homme est tout à fait identifié comme étant a priori un message de la diplomatie française. Si on ne le tient pas fermement, on est très vite taxé de complaisance. Je regarde un certain nombre de manifestations qui se sont tenues ces derniers mois, ces dernières semaines ou même tout récemment au Burundi, quand un président qui veut continuer à se présenter après deux mandats, n’hésite pas à tirer sur la population. Je pense que la France doit réaffirmer un certain nombre de principes. François Hollande l’a fait avec justesse à Kinshasa ou à Dakar. C’est heureux et fort que la France porte ce message mais il faut le faire au quotidien, à chaque fois que l’actualité l’exige, c’est comme ça qu’on imprimera davantage les principes et valeurs qui sont les nôtres.
Votre rapport étudie la relation avec les pays africains francophones. Cette distinction francophone/anglophone n’est-elle pas un peu datée, à l’heure où les entreprises traversent les frontières ?
Je ne suis pas sûr que les entreprises les plus significatives traversent si facilement les frontières. On s’est surtout concentré sur les pays francophones car on considérait qu’il y avait un lien plus fort depuis longtemps et une culture partagée dont on voulait mesurer les effets dans les réalités sociales et économiques. Je peux convenir que pour partie, ces clivages-là sont un peu dépassés.
Quel regard portez-vous sur le projet d’électrification de l’Afrique porté par Jean-Louis Borloo ?
C’est bien. Cela rassemble des moyens. C’est un objectif qu’il faut savoir tenir parce que cela peut concerner une large partie de la population africaine. Mais il faut le faire en coordination avec la population. Si cela reste une superstructure qui plane au-dessus des États africains, j’ai un doute sur l’efficience de la démarche. Mais je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain, on verra d’ici quelques années à partir des crédits rassemblés aujourd’hui. L’électricité c’est déterminant pour l’Afrique, dans les décennies à venir, il faut qu’un cap en termes d’infrastructures soit passé. Ces enjeux ne pourront pas être résolus par la seule action de Jean-Louis Borloo. Cela nécessite des dizaines de milliards d’euros et une mobilisation planétaire, au niveau des Nations Unies. 


mercredi 15 avril 2015

Quand Jacques Foccart sort de l'ombre

Article paru initialement sur le site de Terangaweb l'Afrique des idées et disponible ici
 
Félix Houphouët Boigny et Jacques Foccart en 1969
 Qui était Jacques Foccart ? Était-il ce démiurge tout puissant de la Françafrique qui d’un simple coup de téléphone faisait et défaisait les gouvernements africains, tel que l’ont fantasmé nombre de commentateurs ? Organisé à Paris le 26 et 27 mars à l’initiative des Archives nationales françaises, un récent colloque apporte un éclairage utile sur cette personnalité complexe, habituellement décrite comme l’âme damnée du général de Gaulle en Afrique, et plus largement sur le système d’influence politique mis en place par la France à l’aube des années 1960.

L’histoire sert justement à échapper au fantasme, ont martelé les nombreux africanistes rassemblés à Paris, explorant les facettes politiques et géographiques du « parapluie » déployé par la France, pour protéger ses intérêts et maintenir son influence en Afrique malgré la décolonisation.

Plus qu’un être seul, Jacques Foccart, à la tête du Secrétariat général des Affaires africaines et malgaches (1960-74) de l’Elysée, est d’abord l’un des visages certes discret, d’un système et d’une stratégie politique décidée par de Gaulle. « Pour de Gaulle, le grand dessein de la France c’est l’influence africaine, surtout dans le contexte de Guerre froide. La France a besoin de l’Afrique, pour des raisons économiques mais aussi sur la scène internationale pour avoir des voix supplémentaires à l’ONU. Foccart est avant tout le tacticien de cette stratégie », explique Jean-Pierre Bat, historien et archiviste auteur de plusieurs livres sur Foccart et ses réseaux, et qui vient de rendre public l’inventaire du fonds Foccart, à l’origine du colloque parisien.

Le « Monsieur Afrique » de l’Elysée est en charge d’entretenir les relations directes avec les présidents africains. « Le contact personnel, la confiance dans les hommes », étaient au cœur de son fonctionnement, se souvient ainsi un ancien ambassadeur de France, présent au colloque. La France veut parfois installer mais surtout protéger les régimes amis grâce à des accords secrets de défense pour y empêcher la subversion et asseoir le pouvoir des chefs d’État alliés.

Le circuit court

Foccart influence dès qu’il le peut les nominations des ambassadeurs français sur le continent, comme Roger Barberot en Centrafrique, Maurice Delaunay au Gabon, ou Fernand Wibaux au Tchad. Adepte du « circuit court », il place des proches comme conseillers techniques auprès des présidences africaines. Des personnages sans statut officiel, les fameux « barbouzes », sont intégrés à ce système. Liés par leur passé dans la résistance, leur fidélité au gaullisme et leur haine du communisme, ils prennent bien souvent en charge la sécurité des chefs d’État.

Les archives révèlent ainsi le suivi très intense de la crise gabonaise de 1964 et la machinerie qui se met en place pour restaurer le pouvoir de Léon Mba, après le putsch dont il est la victime. « Plusieurs missions sont aussitôt dépêchées. Un policier est envoyé pour réorganiser le service de renseignement. Bob Maloubier est lui chargé de créer la garde présidentielle et assurer la sécurité politique et physique de Mba. Et enfin une mission politique a lieu avec l’envoi d’un ancien de la Coloniale Guy Ponsaillé, qui fut préfet au Gabon avant d’être embauché par Elf », décrit Jean-Pierre Bat.

Mais la stratégie connaît aussi des ratés comme à Brazzaville en août 1963, où l’abbé Fulbert Youlou est renversé, malgré la présence sur le terrain de « Monsieur Jean », Jean Mauricheau-Beaupré, fondé de pouvoir personnel de Foccart, et incarnation des « barbouzes » de l’époque.

Les historiens réunis à Paris relativisent toutefois le mythe d’un Foccart tout puissant sur le continent. « Pour le cas de Madagascar, qui est un pays clé dans la stratégie africaine française, Foccart est d’abord un observateur très informé, une tour de contrôle entre les mains duquel circulent des documents nombreux et de toute nature: correspondance diplomatique, rapport des services… Mais il n’est pas directement acteur. Les responsables militaires sur le terrain ou ceux du renseignement ont leur logique propre », analyse l’historien Nicolas Courtin.

De la même façon, le fonctionnement du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (le SDECE, ancêtre de la DGSE), échappe en partie à Foccart, qui a une conception « très traditionnelle et un peu datée » des renseignements, estime le spécialiste Sébastien Laurent. Même si Foccart a une relation de grande proximité avec Maurice Robert, le directeur Afrique du SDECE.

La relation de la France avec ses alliés africains au premier rang desquels Houphouët-Boigny, n’est pas non plus aussi verticale qu’on a pu la décrire et les acteurs de ce système conservent des marges de manoeuvre. Le président ivoirien, surnommé Big Brother par un proche de Foccart, est ainsi un « fin politicien », estime Jean-Pierre Bat, qui a ses propres relais et joue un rôle très important dans l’installation des chefs d’Etat alliés en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale à partir de 1956. Abidjan est pendant bien longtemps le centre névralgique de ce « syndicat des chefs d’Etats africains » francophones, avant qu’il ne se déplace vers le Gabon, sous l’influence grandissante d’Omar Bongo.
Enfin, le mythe Foccart, qui en bon homme de l’ombre ne cesse d’attiser la curiosité médiatique, sert aussi à protéger le vrai décideur de Gaulle. Foccart endosse volontiers ce rôle de « paratonnerre » du général, auquel il voue une admiration sans borne et dont il est sans doute le plus intime collaborateur, reçu quotidiennement entre 1959 et 1969. En s’attribuant la responsabilité des coups tordus, des opérations secrètes ou polémiques menées par la France, Jacques Foccart préserve l’image héroïque de son mentor et entretient la geste gaulliste.

jeudi 26 février 2015

L'Afrique, malade de son pétrole ?

Article publié initialement le 19 février sur le site du think tank de l'Afrique des idées et consultable ici

Le pétrole, au lieu de profiter aux pays, se transforme bien souvent en cadeau empoisonné, notamment dans les États d’Afrique centrale, minés par le clientélisme et la corruption.

« Je ferai du Congo une petite Suisse », s’enthousiasmait en 1992 le futur président congolais Pascal Lissouba, en pleine campagne électorale. Plus de vingt ans après, sa promesse, qui déjà à l’époque prêtait à sourire, laisse un goût d’amertume. Dans ce petit État pétrolier, près d’un Congolais sur deux vit toujours sous le seuil de pauvreté et le Congo figure à la 140e place dans le classement des indicateurs de développement humain (IDH), que réalise le PNUD chaque année. La Suisse paraît bien loin.

Sur le papier pourtant, le Congo ressemble bien à ce pays de cocagne dont rêvait l’ancien président Pascal Lissouba: une croissance de plus de 5%, un peu plus de 4 millions d’habitants, la grande forêt tropicale du bassin du Congo au nord, une façade maritime au sud-ouest, le majestueux fleuve Congo à l’est, un climat idéal pour l’agriculture, et surtout du pétrole. Avec une production estimée à 263 000 barils par jour, le précieux or noir est le cœur de l’économie congolaise, il représente au moins 60% de son PIB, 75% des recettes publiques et 90% des exportations. Et c’est sans doute là que le bât blesse.

Car le Congo-Brazzaville, comme ses voisins de Guinée équatoriale, du Gabon ou d’Angola semblent emblématiques de « la malédiction des ressources naturelles » qui frappe tout particulièrement l’Afrique centrale. C’est l’économiste britannique Richard Auty qui le premier a théorisé en 1993 cet apparent paradoxe: l’abondance en ressources naturelles d’un pays au lieu de lui profiter, ralentit sa croissance et son développement, quand d’autres États moins favorisés par la nature réussiront beaucoup mieux.

Les explications développées depuis par les chercheurs sont nombreuses et relèvent aussi bien de mécanismes politiques qu’économiques. Le pétrole (comme d’autres ressources naturelles ailleurs) crée une économie de rente, qui transforme le jeu politique en une lutte pour la captation des ressources. Dans un récent article, le politologue le politologue Michael Ross y associe trois conséquences directes: la rente entretient les régimes autoritaires, elle favorise la corruption et le clientélisme, elle est même facteur de conflits et de guerre civile, comme celles qui ont eu lieu en Angola ou au Congo-Brazzaville.

Sur le plan économique, si elle permet une croissance rapide et parfois élevée, la rente pétrolière rend les pays vulnérables, à la merci de la volatilité des prix. Appréciant la monnaie, elle peut aussi jouer un effet négatif sur les exportations dans d’autres secteurs, et encourager les importations aux dépens de la production intérieure et de la diversification de l’économie dans l’agriculture ou l’industrie.

Un cadeau empoisonné

Bref, le pétrole, sans institutions et garde-fous solides peut bien se transformer en cadeau empoisonné.  « Les pays les plus dépendants au pétrole sont les moins démocratiques, les plus corrompus et ceux où les inégalités sont les plus fortes », explique ainsi sans détour Marc Guéniat, responsable enquête de la Déclaration de Berne, une ONG suisse qui analyse et dénonce le rôle des négociants suisses dans les pays pétroliers africains. « Évoquer un lien causal entre le pétrole et l’absence de démocratie est peut-être exagéré, mais on observe de toute évidence une corrélation », ajoute-t-il, « même si certains États pétroliers comme la Norvège sont des modèles de démocratie».

La rente pétrolière entretient ainsi le modèle de l’État post-colonial africain “néopatrimonial” où la classe dirigeante confond biens publics et intérêts privés et transforme le pouvoir en un exercice d’accumulation de richesses partagées par un club restreint de privilégiés. Gabon, Congo-Brazzaville, Guinée équatoriale et Angola, autant de pays cités dans l’affaire des biens mal acquis, dont l’instruction est en cours en ce moment même en France. Les chefs d’État, certains de leurs enfants et de leurs proches sont visés par une plainte pour recel de détournement de biens publics, soupçonnés d’enrichissement et d’accumulation de biens luxueux (hôtels particuliers, appartements, automobiles…) sans rapport avec leurs postes et leurs revenus officiels.

Dans ces pays, la gestion du secteur pétrolier et de l’économie en général est stratégiquement attribuée à des proches du pouvoir. Au Congo-Brazzaville, Denis Christel Sassou Nguesso, fils du président actuel et député dans la circonscription d’Oyo, est le directeur général adjoint de l’aval pétrolier de la SNPC, la société nationale des pétroles du Congo. En Angola, les enfants du président Eduardo dos Santos exercent eux aussi des responsabilités clés. À l’ainée Isabel, surnommée « la princesse » et considérée par le magazine Forbes comme la femme la plus riche d’Afrique, des participations dans de nombreuses entreprises angolaises et portugaises ; à son frère, José Filomeno, la gestion du fonds souverain angolais. Teodorin Obiang, régulièrement cité dans l’affaire des biens mal acquis est quant à lui ministre de la Défense et 2ème vice-président de la Guinée équatoriale.

« Un clan a la main mise sur la banque centrale dans ces États. C’est leur porte-monnaie. Ils considèrent leurs pays comme leurs jardins. Les conflits d'intérêts sont patents, comme au Congo Brazzaville. La SNPC, la compagnie publique qui attribue et gère les contrats pétroliers, est présidée par Denis Gokana. Cette même personne est simultanément le fondateur de la principale entreprise privée pétrolière du pays, African Oil and Gas Corporation, qui signe des contrats avec l’Etat », dénonce encore Marc Guéniat.

Soigner la maladie

Alors quels remèdes pour faire face à cette redoutable maladie ? Pour le chercheur suisse, la première 
et indispensable étape c’est la transparence : « des appels d’offres publics avec des critères clairs et précis, la publication de l’intégralité des comptes des sociétés pétrolières étatiques dont l’action est aujourd’hui complètement opaque. Pour l’instant, ce sont de véritables boites noires. Les comptes ne sont pas publiés et introuvables. Que penserait-on en France si des entités publiques comme la SNCF ne rendaient pas compte de leurs activités ?… ».


Pour progresser dans cette voie, la communauté internationale a lancé en 2003 l'Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE), qui rassemble entreprises, ONG et États producteurs volontaires qui s’engagent à respecter des normes sur l’amélioration de la gouvernance des ressources naturelles. Mais les pays cités ici sont loin d’être exemplaires. Le Gabon a ainsi été radié de l’ITIE, parce qu’« aucun progrès significatif » n’y a été constaté. La Guinée équatoriale a posé sa candidature en 2007 mais n’a jamais pu devenir membre faute d’avoir rempli les critères d’admission. L’Angola n’a visiblement pas souhaité y prendre part. Seul le Congo-Brazzaville participe à l’ITIE, et des progrès notables y ont été relevés par la société civile, avec la publication in extremis par l’État du rapport 2013, le 31 décembre 2014, qui décrit les recettes tirées de la production pétrolière et leur place dans l’économie du pays. Une société civile qui ne manque pas toutefois de dénoncer l’opacité de certains contrats avec les nouveaux partenaires chinois notamment.  

À plus long terme, la solution passe aussi par une consolidation des contrepouvoirs et des institutions. Ainsi le pétrole récemment trouvé au Ghana pourrait bien profiter au pays selon les chercheurs Dominik Kopinski, Andrzej Polus et Wojciech Tycholiz (“Resource curse or resource disease? Oil in Ghana”, African Affairs, 112/449, 583–601), parce qu’après plusieurs alternances et une succession pacifique au pouvoir, la tradition démocratique y est solidement ancrée. L’économie ghanéenne diversifiée et une société civile vigilante, qui réclame un cadre juridique précis pour l’exploitation du pétrole, tendent aussi à préserver le pays de la maladie du pétrole.

Autre exemple régulièrement cité, le Botswana et sa gestion du diamant couronnée de succès. Le pays a bénéficié d’une stabilité institutionnelle, antérieure à l’exploitation du diamant, avec des responsables politiques bien décidés à privilégier l’intérêt national sur les intérêts tribaux. Puis les autorités ont fixé des règles claires comme le transfert à la puissance publique des droits des tribus à exploiter les concessions minières. Mais aussi l’adoption d’une gestion budgétaire prudente, qui interdit de financer les dépenses courantes de l’Etat avec la rente diamantaire.

La maladie des ressources naturelles n’est donc ni automatique ni incurable, assurent ainsi les experts de la Banque mondiale Alan Gelb et Sina Grasmann parce qu’on “on ne peut tenir les graine de pavot responsables de l’addiction à l’héroïne”.  « L’essentiel est de compléter les ressources naturelles par un capital humain est institutionnel suffisant », expliquent-ils un brin laconiques.

Utiliser la richesse pétrolière comme un levier de redistribution et d’investissement pour diversifier l’économie, et développer l’éducation et la santé : le défi apparaît aussi immense qu’indispensable pour des pays à la jeunesse nombreuse, avide de formations, d’emplois et d'opportunités, que le secteur pétrolier seul sera bien en peine de lui fournir.