jeudi 31 mars 2016

Felwine Sarr: refonder une utopie et décoloniser les mentalités en Afrique

Cet entretien, dans sa version courte, a été publié initialement sur l'Afrique des idées 


Felwine Sarr, économiste à l'université de Saint Louis
Et si l’avenir de l’Afrique ne se jouait pas dans ses taux de croissance à deux chiffres mais dans sa capacité d’abord à se réapproprier son destin ? C’est la question fondamentale que pose Felwine Sarr dans son dernier livre Afrotopia (Ed. Philippe Rey). Universitaire, libraire et musicien, Sarr est un économiste qui se méfie de l’économie. L’Afrique est à un tournant, écrit-il, mais ce dont elle a besoin c’est d’abord d’une révolution spirituelle pour décoloniser les esprits. Il lui faut tracer enfin son propre sillon et refuser les voies dessinées par d’autres. Felwine Sarr nous présente ce qu’il appelle son utopie active.

Pourquoi l’Afrique aurait-elle besoin d’utopies et lesquelles ?

L’Afrique a besoin de se remobiliser. Le principe d’une utopie c’est de projeter une vision et de mettre en marche un certain nombre d’énergies vers une terre, vers un projet que l’on construit collectivement. Il me semble que c’est absolument ce dont elle a besoin actuellement au moment où tout le monde la convoite, où on lui prescrit des chemins à suivre, des maladies à guérir. Elle se doit de fonder elle-même sa propre utopie. Loin d’une douce rêverie, il s’agit d’une utopie active, une vision du futur que l’on cherche à se donner. Elle implique d’opérer des choix sur qui on veut être, quels types de sociétés établir, quels sont les équilibres qui nous semblent être les bons, et au delà de ses choix, de se mettre au travail pour les faire advenir. Quels sont les prérequis, les préalables pour que cet ailleurs puisse un jour être effectif ? C’est loin d’être une rêverie ou une fuite devant le réel. 

Quels sont ces préalables dont vous parlez, par quoi commencer ?

On raconte partout que l’urgence est économique, je ne crois pas que ce soit le cas. Ce qui me semble le plus urgent pour l’Afrique, c’est une urgence psychologique, celle de décoloniser ses mentalités et son rapport à autrui et de les inscrire dans une forme de liberté et d’horizontalité. Celle de se réapproprier ses choix, ses téléologies, être en mesure d’élaborer une réflexion qui lui soit propre, autonome. Autonomie ne veut pas dire autarcie. Bien évidemment elle peut emprunter à ce qu’elle estime bon et fécond, mais que l’emprunt soit un emprunt librement effectué. 

Il y a des mots que vous critiquez à plusieurs reprises dans votre livre, ceux de retard ou de développement. En quoi ces expressions sont-elles piégées ?

Elles sont absolument piégées. Au lendemain des indépendances, les pays africains ont retrouvé ce que j’appelle le pouvoir de l’autodétermination mais ont perdu l’autodénomination. Les Africains ne s’appelaient plus Africains, Sénégalais ou Maliens, les Asiatiques plus Asiatiques mais ils étaient tous devenus des pays sous-développés, la référence étant les Etats Unis et les pays d’Europe du Nord. A partir de là toute la réflexion est piégée, parce que tout ce qui émerge comme dynamique dans ces espaces n’est pas lue pour elle même mais est lue toujours en rapport, au regard de… Ca a été une négation de la différence. Tout ce qui était différent de leur Amérique était placé dans une échelle normée, sous-développée, de manière péjorative. Le piège est d’autant plus important que le sous-développement permet l’ingérence. Il ne faut quand même pas laisser des millions de gens dans la misère et la pauvreté… Ce concept a enfermé toutes les dynamiques sociétales dans une forme de cul-de-sac. Il a réduit la créativité et la capacité d’inventer des formes nouvelles, d’articulations du politique, de l’économique et du culturel qui auraient pu être opérantes et permettre aux individus d’accomplir leur but mais non ! Le seul objectif c’était d’être développé. D’ailleurs si l’on regarde l’étymologie de ce terme, développer veut dire déployer, dérouler, et on ne déploie, on ne déroule, que ce qui est fondamentalement là, en potentiel, on ne développe pas ce qui est déjà achevé chez autrui. 

Vous êtes économiste, et en même temps il y a très peu de chiffres dans votre ouvrage. Vous appelez surtout à ancrer l’économie dans un contexte culturel…

On ne lit l’Afrique qu’à travers l’économie. Lorsqu’on lui tresse des lauriers, c’est qu’elle a des taux de croissance élevés, lorsqu’on la critique ou qu’on la regarde avec une sorte de mépris culturel, c’est parce que ce sont des pauvres mais des pauvres économiquement. On oublie la pauvreté humaine, la pauvreté intellectuelle, culturelle ou spirituelle. L’économie est importante, mais elle n’est pas fondamentale et surtout pas seule. C’est une erreur méthodologique de penser le continent principalement à travers ce prisme. Il faut prendre en charge les autres ordres, articuler une réflexion sur le politique, le culturel et le symbolique. La vie d’une société est faite d’un tout. La plus petite des transactions est chargée de significations qui vont au delà de l’acte économique. Il serait temps que l’on réancre nos économies dans les sociocultures de nos pays. Les biens ont circulé dans le continent à travers des liens de parenté et d’affiliation. Les échanges ont eu bien sûr des fonctions d’allocation des ressources mais aussi des fonctions de raffermissement des liens, au delà de l’objet échangé. Cet économique là fait sens parce qu’il n’est pas sa propre finalité. C’est un rouage à l’intérieur d’un système. C’est ça que j’appelle de mes voeux, qu’on le fasse rejouer le rôle qui est le sien, c’est au groupe de définir ses finalités et ses buts et c’est à l’économie en tant qu’ordre technique de mettre les moyens et d’allouer des ressources aux finalités que le groupe juge bonnes.

Ne peut-on pas rétorquer qu’l y a une classe moyenne africaine qui a soif de biens de consommation mondialisés ou d’un confort de base ?

Que les individus aspirent à un certain type de confort et de bien être, tant mieux. Mais leur réalité ne se limite pas à celle ci. C’est une des dimensions de la réalité. Et j’ose croire que la finalité de l’aventure sociale n’est pas simplement de consommer des biens, qu’on a un projet plus élevé, plus ambitieux pour nos sociétés et pour notre humanité. Et qu’il y a des significations autres qui nourrissent et enrichissent une vie et une collectivité. Je suis pour que l’on règle les questions économiques, je dis juste qu’elles ne peuvent pas être centrales, absolues ni être le seul prisme à travers lequel on lit toute la dynamique sociétale d’un continent divers et multiple.

Vous donnez plusieurs exemples dans votre livre comme celui des Mourides…

Il y a là la notion d’économie relationnelle, qui fonde une économie matérielle sur la production d’une relation d’abord immatérielle entre deux individus. Les Mourides sont une confrérie qui partage certaines valeurs, comme le travail et la prière considérées comme étant aussi importante l’une que l’autre. Dans cette communauté, il y a un gros investissement dans le commerce, le BTP, l’économie dite informelle et il y a des échanges économiques qui se font d’abord sur l’appartenance confrérique. On vous prête de l’argent lorsque vous voulez démarrer une activité, c’est ce qu’on appelle en économie, une mise à disposition d’un capital sans coût. Vous n’avez pas de coût de transaction, pas de coût de contrat… Lorsqu’ils vont à l’étranger, ils rencontrent la communauté sur place, qui leur octroie des marchandises avec des systèmes de compensation. Puisque la relation humaine est établie, elle facilite l’économie matérielle, elle la rend efficiente.

Il y a un autre exemple que vous prenez c’est la réussite du Rwanda. En même temps, on pourrait vous dire qu’il s’agît d’un régime assez autoritaire.

Justement, ça ce sont les lunettes occidentales. On veut que le Rwanda soit une démocratie à l’anglaise ou à la française, ça n’a aucun sens. Voici un pays qui sort il y a vingt ans, d’un génocide d’un million d’individus et qui a dû faire face à la reconstruction du lien social, de l’humanité des uns et des autres avec la sécurité comme premier objectif. Le Monsieur (Ndlr: Paul Kagame) est autoritaire oui car fondamentalement il est aux prises avec des rationalités et des questions qui sont d’un autre ordre. On oublie que les démocraties n’ont pas été linéaires. La France a connu Robespierre, Danton, la Révolution française avec ses soubresauts. Tranquillement avec tous les linéaments de l’histoire, on est arrivé à une forme qui reflète le cycle historique dans lequel les gens sont. La meilleure forme d’organisation politique pour un pays dépend du cycle historique dans lequel ce pays est. On ne peut pas venir lui plaquer des formes achevées ailleurs comme étant les formes les plus signifiantes. Pour moi leur priorité c’est le vivre ensemble, la sécurité, l’économie, l’éducation, des choses fondamentales à reconstruire et ensuite probablement, oui, de plus grandes libertés individuelles, quand il n’y aura plus des gens qui sont aux frontières et qui disent qu’ils vont « finir le travail ». Certains groupes comme les FLDR n’ont pas renoncé à la question génocidaire, ils sont sur internet… Le tissu social est encore extrêmement fragile. Vingt ans c’est très peu. Là aussi, il y a une forme de mépris culturel, on projette son visage dans le monde et on demande à tous les peuples de porter le masque de son propre visage, sans aucun respect pour les singularités et les dynamiques historiques des autres. Alors le Monsieur qui ne correspond pas à leurs formes, effectivement, c’est un autoritaire… Tout le travail extraordinaire qu’il fait par ailleurs on en parle pas, ce n’est pas important. Il faut introduire de la complexité dans le discours, faire l’effort de se décentrer. De ne pas regarder le monde seulement au travers le l’histoire occidentale… Au moins avoir cette lucidité là.

Vous parlez peu de démographie. Certains intellectuels annoncent une impasse démographique en Afrique avec une explosion des naissance et pas d’emploi ?

La vision malthusienne de la démographie a de beaux jours devant elle en dépit du fait que l’histoire l’ait toujours démenti. C’est les mêmes pronostics que l’on faisait pour la Chine et les pays asiatiques. Ils ont réussi à transformer ce dividende démographique en force et je cherche désespérément dans l’histoire des exemples d’un dividende démographique qui n’ait pas été transformé, je n’en trouve pas. Mais je continue à chercher… Donc je pense que c’est un atout. On sera 2,5 milliards dans 35 ans, un quart de l’humanité. Et du fait qu’il y ait des efforts entrepris dans le sens de l’éducation pour tous, je pense que c'est un dividende qu'on transformera.


Vous voulez que les Africains placent à nouveau l’estime de soi au coeur de leur psychologie et demandez une révolution spirituelle. Que voulez-vous dire ?

Durant cinq siècles, les infrastructures psychiques des Africains ont été absolument détruites. L’entreprise coloniale pour s’établir et durer a eu besoin de convaincre les populations que leurs cadres épistémiques - leurs systèmes de sens et de signification - n’étaient pas bons et qu’il fallait les remplacer par ceux de l’occupant. D’où l’installation d’une conscience aliénée. Pour certaines de ces élites, pour retrouver l’estime de soi, il fallait être assimilé, il fallait devenir l’exacte réplique du maitre. Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs a extrêmement bien décrit cette conscience clivée et aliénée. Des infrastructures psychiques qui ont été systématiquement détruites pendant des siècles, il faut les reconstruire. Il y a des conflits intérieurs que les Africains doivent résoudre, leur rapport à eux-mêmes, à leur histoire, à leur culture, à leur identité, la manière dont ils gèrent les apports des autres, les rapports qu’ils articulent avec l’ancienne métropole. Si ce pilier fondamental n’est pas reconstruit, rien de fondamentalement révolutionnaire ou de significatif n’adviendra. On a des chefs d’Etat qui sont incapables de prendre des décisions par eux-mêmes, qui sont toujours sous tutelle et ce n’est pas la faiblesse économique qui l’explique.

Sur la question éducative, n’êtes vous pas dans la méthode Coué quand vous dites que l’éducation pour tous sera assurée dans une décennie ?

Mais non je regarde les chiffres, la dynamique et je fais juste de la statistique. En vingt ans, l’éducation de base est passée de 50% à 80% avec dans certains pays des taux de 90 à 95 %. Si on projette la dynamique même de manière moins élevée, l’éducation pour tous sera une réalité. Elle est déjà en passe de l’être. Et justement puisqu’elle est en passe de l’être l’urgence de l’interrogation ce n’est plus l’éducation pour tous mais quels sont les contenus. Qu’est ce qu’on transmet et comment on les transmet. Pour quel type de société ?

Dans Afrotopia, il y a tout un développement sur l’aliénation des structures universitaires ou de la recherche africaines… Vous même vous publiez en français et votre livre paraît chez un éditeur français. Comment faire ? Faut-il passer par d’autres langues ou d’autres canaux ?

Ce qu’il faut dans nos universités, c’est que nous « inculturions » les savoirs que nous enseignons. Il y a des savoirs techniques, scientifiques qui sont je dirais standardisés et universels. Une équation mathématique est une abstraction, elle demeurera une équation mathématique au Congo, en Belgique, ça ne changera pas. Un savoir issu des sciences humaines et sociales, je suis absolument désolé, est un savoir qui n’est pas transposable. La Rhénanie du 19e siècle n’est pas le Sénégal du XXe siècle… Des concepts d’anthropologie ou de sociologie, des outils qui sont censés lire les dynamiques sociales de manière fine, doivent être reconceptualiser. Bien sûr la question des langues est importante mais tout ne se joue pas autour de la langue. On peut articuler une réflexion dans une langue et réfléchir contre les epistémè de cette langue ou de cet espace intellectuel là. Ce que les gens oublient, c’est que nous avons aussi été instruits par nos cultures. On pense que parce qu’on a fait nos études dans les universités occidentales, le contenant est le seul contenu, que notre intellectualité vient de l’Occident. Ce n’est pas vrai. C’est absolument nier tout ce que nos cultures, nos civilisations et les espaces dans lesquels nous vivons nous ont transmis. C’est le contraire. Nous regardons le monde en relief puisque nous articulons une réflexion qui puise à plusieurs sources. Je parle le wolof, je parle le sérère. La cosmogonie sérère enrichit mon regard sur le monde et me permets de le regarder en biais, de mettre en question ce que j’acquiers de l’université occidentale. C’est ça qui fait que nous sommes intéressants en principe, cette possibilité de regarder le monde de plusieurs points de vue, d’interroger un type de savoirs et de voir en quoi ils sont intéressants ou peuvent être relatifs.

Dans votre université Gaston Berger, à Saint-Louis, que faites vous pour vous réapproprier la sociologie ou la philosophie africaines…

On a créé en 2011 une nouvelle UFR, Civilisations, Religions, Arts et communication (CRAC) où on a mis en place un programme qui intégrait les langues, les cultures et les civilisations africaines dont je trouve la proposition assez innovante dans l’espace universitaire ouest-africain. C’est réellement un désir de se réapproprier nos epistémè, nos cultures, nos visions du monde, nos littératures, de leur donner la dignité d’un savoir à transmettre à l’université et des les inscrire comme élément de lecture et de compréhension du monde. Là bas à Gaston Berger c’est quelque chose de concret, c’est pas juste une idée, on a mis en oeuvre et on a une université qui est tournée vers ça…


Votre livre s’inscrit dans une démarche intellectuelle en cours sur l’unité de l’Afrique, qu’on retrouve chez les artistes, mais assez peu chez les responsables politiques. Comment articuler ces trois champs ?

C’est ça le grand défi. L’une des difficultés du continent, c’est d’avoir des élites politiques qui sont totalement en retard par rapport aux aspirations des peuples et des dynamiques en cours. Lorsque je regarde certains leaders, je me dis mon Dieu, mais qu’est ce qu’ils représentent et comment font-ils pour ne pas se rendre compte que dans la rue, on est dans un temps autre. La grande difficulté c’est comment faire en sorte que les idées qui sortent du corps social informent la pratique politique. C’est une question difficile. Il y a des sociétés qui ont construit des ponts. Je pense qu’au Sénégal, où actuellement la société civile se mobilise parce qu’elle n’est pas d’accord avec une lecture constitutionnelle du président, il y a un champ à l’intérieur duquel des interactions sont possibles. Il y a d’autres espaces où les sociétés civiles sont embryonnaires, où probablement il faudra du temps. Ca passera par l’éducation, et c’est ça la grande difficulté...Comment faire en sorte qu’il y ait un plus grand contrôle de l’action politique par des sociétés civiles de mieux en mieux informées sur les enjeux importants et les questions qui les concernent. 

Parmi les chefs d’Etat qui n’ont pas compris, à qui pensez vous ?

Certains ont été éjectés ! Il y a un ouragan qui a emporté Blaise Compaoré alors qu’il se croyait inamovible. Il a été incapable de lire qu’il était temps qu’il parte et a voulu un troisième mandat. Dans les deux Congo, il y a des Messieurs qui s’accrochent contre vents et marées. On n’a pas besoin d’être un devin pour savoir que si ils ne prennent pas la mesure des changements profonds, ils seront eux aussi balayés. C’est une question de temps. Il me semble qu’il y a un mouvement en profondeur qui s’est enclenché. Soit les chefs d’Etat le comprennent et ils font ce qu’il faut, soit ils ne le comprennent pas et la rue leur fera comprendre…

Votre livre aborde de nombreux sujets avec une dimension un brin prophétique… Un nouveau cycle est-il en train de démarrer ?


Quelque chose est en train de se jouer. Quelle que soit la manière dont on observe les choses, le continent est vraiment en travail, en train de produire quelque chose. La grande difficulté c’est de lire cette production là. Une dynamique de fond se met en place. Rien n’est jamais gagné d’avance et les trajectoires sont toujours des trajectoires de la multiplicité. On sera toujours dans un clair obscur. Mais on sent bien qu’on est à un tournant. Maintenant vers quelle terre irons-nous, je reste aussi dans l’incertitude. J’appelle de mes voeux une certaine trajectoire, un certain chemin.

jeudi 3 mars 2016

Le Sahel, un Afghanistan en puissance ?

Ce blog quitte quelques jours l'Afrique centrale pour s'interroger sur le Sahel et les défis qui l'attendent grâce à une itw de Serge Michailof, réalisée initialement pour l'Afrique des idées.

Serge Michailof, ancien directeur opérationnel de l'AFD
Le Sahel va-t-il se transformer en un nouvel Afghanistan ? C’est la question provocatrice que pose Serge Michailof, ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale et à l’Agence française de développement (AFD), dans son récent ouvrage Africanistan (Fayard). Terrorisme, explosion démographique, sous-emploi et agriculture en déshérence, le tableau qu’il dresse de la région est inquiétant et aux antipodes d’un discours afro-optimiste béat. Ce spécialiste du développement réclame un électrochoc aussi bien chez les bailleurs internationaux que du côté des élites africaines. Relancer l’agriculture et consolider des États encore bien fragiles nécessitent un engagement de longue haleine comme il l’explique à L’Afrique des idées.
 
Votre livre Africanistan repose sur une comparaison entre la situation en Afghanistan et celle qui prévaut au Sahel. En quoi ce parallèle est-il pertinent ?

Bien évidemment, le Sahel n’est pas l’Afghanistan. Les différences géographiques et culturelles sont considérables. En revanche les points de similitude sont aussi très nombreux. Je citerai en particulier l’impasse démographique avec des taux de croissance de la population exceptionnels, sans rapport avec la capacité du milieu naturel à soutenir cette population, une agriculture en panne par suite des destructions en Afghanistan mais aussi dans les deux cas de l’insuffisance criante d’investissement publics et une misère rurale dramatique. Mais aussi une absence quasi-totale d’industrie, l’importance croissante des fractures ethniques et religieuses, un État absent dès que l’on quitte les villes, le développement de mafias contrôlant des trafics illicites, la circulation des armes, une expansion de l’idéologie salafiste qui se substitue à un islam autrefois très tolérant, les tentatives de déstabilisation par des groupes djihadistes et enfin le manque dramatique d’emplois pour les masses de jeunes, qui risque de les pousser vers l’économie des trafics ou chez les insurgés. Ce n’est pas rien comme vous pouvez le constater…. 
     
Selon vous, le principal défi pour la région est démographique. Pourquoi et comment réguler les naissances, compte tenu des résistances religieuses ou traditionnelles ?
 
La population des pays du Sahel double en gros tous les 20 ans, ce qui n’est pas tenable. Sur la base des taux de fécondité actuels qui n’ont pas de raison de changer si aucune action n’est entreprise, le Niger qui avait 3 millions d’habitants en 1960 en aura 89 millions en 2050 ce qui est parfaitement impensable au vu de ses ressources agricoles. D’autres pays pauvres musulmans se sont aussi trouvés dans cette situation, je pense par exemple au Bangladesh. Il faut s’inspirer des politiques conduites par ces pays pour lancer des programmes de planning familial ambitieux. Le problème est essentiellement politique. Un effort plus poussé d’éducation des filles, et la simple mise à disposition des femmes de moyens de contraception modernes auraientt déjà un impact significatif.

Vous signalez à plusieurs reprises que le développement agricole est crucial pour l'avenir du Sahel et qu'il est le grand absent de l'aide internationale. Les principaux bailleurs ont-ils oublié l'agriculture africaine ?

Depuis le départ de Robert McNamara de la Banque mondiale à la fin des années 1970, les bailleurs extérieurs ont effectivement oublié l’agriculture. Ils suivent les urgences conjoncturelles et de véritables modes. Ils ont ainsi lancé l’ajustement structurel dès la fin des années 1970 pour payer aux banques des dettes non remboursables que l’on ne voulait pas annuler – ce qui rappelle singulièrement la Grèce aujourd’hui – puis ils sont passés au tout social avec les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) qui, c’est quand même incroyable, avaient oublié l’agriculture. Maintenant la mode est à la croissance verte. Au milieu de tout ceci la part de l’aide mondiale affectée à l’agriculture n’a cessé de décliner depuis la fin des années 1970 et stagne aujourd’hui à moins de 8 %. La plupart des grands bailleurs ont laissé disparaître leurs équipes d’agronomes, remplacés par des économistes qui ne savent pas distinguer un plan de sorgo d’un plan de manioc.

Non sans anticonformisme, vous considérez que les dépenses de sécurité, pour renforcer l’armée et la police, devraient être intégrées à l'aide au développement. Pour quelles raisons ?

Africanistan, Ed Fayard
Tout le monde répète comme un disque rayé qu’il n’y a pas de développement sans sécurité, ce qui est vrai, mais personne ne veut payer pour cette sécurité. L’une des raisons du désastre en Afghanistan est que personne ne voulait payer le fonctionnement d’une armée afghane dimensionnée pour faire face aux talibans, car le Pentagone considérait qu’il n’avait pas de budget pour cela, l’USAID (l’Agence américaine de développement) que ce n’était pas son boulot, la Banque mondiale que ses statuts lui interdisaient pareille chose… Résultat : quand les Américains ont décidé en 2008 de mettre en place une telle armée, il était déjà trop tard. Or deux enseignements peuvent être tirés du désastre actuel dans ce pays. Primo, une armée étrangère se transforme vite aux yeux de la population en armée d’occupation. La sécurité exige la reconstruction dans ce type de contexte de tout l’appareil régalien national, allant de l’armée à la justice et à l’administration territoriale. Secundo, des États fragiles aux économies faibles ne peuvent supporter des dépenses de sécurité à la hauteur de menaces externes telles celles posées aux pays sahéliens par Boko Haram et l’implosion de la Libye.    

Sur le plan politique, vous insistez sur le piège des divisions ethniques et préconisez un système institutionnalisé de partage des pouvoirs entre ethnies ou partis. Comment cela se passerait-il concrètement ?

Ce problème est fondamental et en  même temps extrêmement complexe. Ce que l’on peut dire aujourd’hui 
c’est qu’une « démocratie » dans laquelle un parti ou un groupe ethnique arrivé au pouvoir avec 51 % des votes mais qui se comporte de manière sectaire vis-à-vis du ou des autres groupes ethniques ou religieux est profondément instable et a toute chance de créer des conditions susceptibles de conduire à la guerre civile. Il n’y a peut-être pas de meilleur exemple que le cas de l’Írak où la majorité chiite arrivée au pouvoir parfaitement légalement a ostracisé les sunnites au point que ceux-ci se sont massivement ralliés à Daesh. Il est donc indispensable de laisser un rôle aux oppositions, de ne pas la chasser systématiquement de tous les postes, de développer des contre-pouvoirs et finalement de partager les rentes…  
 
Dans votre ouvrage, vous êtes plutôt élogieux sur le rôle d'Idriss Déby à la tête du Tchad. Un pouvoir fort est-il incontournable dans des pays qui restent fragiles ?

Je ne suis pas un inconditionnel de Deby loin de là. Mais on ne peut espérer diriger un pays aussi complexe et déchiré que le Tchad avec une main qui tremble. Ceci dit ne me faites pas dire que je suis un partisan des dictatures dans les pays fragiles. Le Niger et le Mali sont, et c’est heureux pour ces pays, des démocraties.

Côté français, vous stigmatisez une aide au développement diluée dans le multilatéralisme et qui ne vise plus les pays les plus fragiles. Pourquoi la France serait-elle plus efficace seule qu'avec ses partenaires, comme vous le faisait remarquer il y a deux ans et demi le ministre du développement Pascal Canfin ?

Je ne veux pas être trop critique d’un ministre pour lequel j’ai de l’estime mais qui était et c’est normal, peu au fait de ces questions et qui je pense a été mal conseillé. Je lui avais fait une note avec mon ami Olivier Lafourcade, comme moi ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale. Je pense qu’il était donc difficile de trouver meilleure expertise sur cette question que celle que nous pouvions offrir et quand nous lui avons écrit pour lui dire que la Banque mondiale n’avait aucune expertise particulière sur le Sahel et avait depuis longtemps dispersé ses experts en développement rural, point fondamental, il aurait au moins pu nous recevoir et nous écouter. Hors d’Afrique,  la seule expertise disponible sur le Sahel et en particulier en matière de développement rural dans cette région se trouve en France, à l’AFD, dans les centres de recherche que sont le CIRAD et l’IRD et dans les ONG françaises. N’oublions pas que la Banque mondiale au Sahel a fait d’énormes bêtises, en particulier cette tentative de démanteler le programme coton monté sur 30 ans par la coopération française. Là où elle a réussi à démanteler la filière comme au Bénin regardez le désastre. Là ou elle a heureusement échoué comme au Burkina voyez aussi le résultat. Cette filière fait vivre au Sahel 15 millions de personnes.

"Montagnes de problèmes", "probables catastrophes" humanitaire et écologique, “impasse”… Votre ouvrage paraît bien sombre quant à l’avenir du Sahel. N'y a-t-il aucun motif d'espoir ?

Je fais partie de ceux qui pensent comme Toynbee que c’est l’ampleur des problèmes qui fait que certaines sociétés y font face avec vigueur et parviennent à les résoudre ou au contraire se laissent submerger par eux. Mon livre a pour objectif de secouer nos propres élites qui sont focalisées sur le court terme et perdent toute perspective. Il a aussi pour ambition de secouer les élites africaines qui croient trop facilement que les remarquables taux de croissance économique de l’Afrique depuis 15 ans signifient que le continent est sur la voie de l’émergence et que ses problèmes seront bientôt derrière lui. Le grand problème de l’Afrique au XXIème siècle sera celui de l’emploi et de la stabilité politique et sociale dans un contexte où comme au Moyen Orient les emplois, sur la base des tendances actuelles, ne suivent pas la démographie. Mais rien n’est perdu. Chacun sait qu’un problème correctement posé est partiellement résolu. Mon livre ne manque pas sur ce plan de propositions…   

Parmi ces raisons d'espérer, quel regard portez-vous sur l'alternance au Nigéria et le retour à la stabilité en Côte d'Ivoire, deux pays qui selon vous furent longtemps des locomotives pour toute la région ?

Toute cette période passée au Nigéria sous Goodluck Jonathan et son chapeau est consternante. Cela peut donc difficilement être pire. Au moins Buhari est du Nord et ne peut manquer de s’y intéresser, de tenter d’apporter des solutions au désastre économique et environnemental qui explique l’essor de Boko Haram. Il va aussi remettre un minimum d’ordre dans l’armée, y réduire la corruption et tenter de modifier son comportement au nord. De là à ce que le Nigéria redevienne une locomotive régionale il y a encore beaucoup à faire dans un contexte où le prix du pétrole restera pour un bon moment très bas et certaines des décisions économiques récentes comme les restrictions aux importations et le refus d’ajuster le taux de change sont plutôt néfastes. Sur la Côte d’Ivoire je suis plus optimiste. Le tandem Alassane Ouattara – Daniel Kablan Duncan est d’une grande compétence et l’économie est repartie. Le problème sera essentiellement le maintien de la stabilité politique qui suppose après Ouattara la poursuite du deal reposant sur un partage du pouvoir entre les grands partis.